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Passer l'hiver et puis revenir

La nuit je mens je bois des IPA je croise des gens louches je parle avec un accent québécois je fais des karaokés je fume des bitch clopes j’écoute Bashung puis parfois quand je rentre je prends des photos du centre-ville depuis mon balcon si je suis encore en état de le faire.

Écrire ailleurs

La nuit je mens je bois des IPA je croise des gens louches je parle avec un accent québécois je fais des karaokés je fume des bitch clopes j’écoute Bashung puis parfois quand je rentre je prends des photos du centre-ville depuis mon balcon si je suis encore en état de le faire.

J’ai atterri à Montréal le 6 mars 2017 pour une résidence d’écrivain de deux mois à l’invitation du CALQ et de l’UNEQ. Ce jour-là, rayonnait le soleil prometteur d’un printemps prompt à se déployer, je pensais naïvement qu’il me faudrait juste faire preuve d’un peu de patience, l’affaire de quelques jours, tout au plus.

Une semaine plus tard eut lieu ce que les médias locaux appelèrent «la tempête du siècle». Un mètre de neige en pleine ville, j’étais dérouté, je ne savais même pas si je pouvais sortir ou si je devais attendre, je n’avais jamais vu ça ailleurs que dans les Alpes, à 2000 mètres d’altitude. Au même moment, sur Facebook, mes amis bruxellois publiaient des photos printanières, ces premières émotions qu’on fait semblant d’avoir oubliées pendant l’hiver afin de mieux les apprécier lorsqu’elles réapparaissent.

Le printemps ne s’est finalement jamais vraiment imposé durant mes deux mois de résidence et lorsque je suis reparti, le 27 avril2017, un soleil radieux illuminait enfin la carlingue de mon avion Air Canada, il y avait là une sorte d’ironie météorologique un peu cruelle, mais je ne ressentais aucune amertume, je venais tout de même de vivre deux des plus beaux mois de ma vie, ce n’était pas rien. «Passer l’hiver», l’expression prend un sens tout particulier quand on se trouve sur cette rive de l’océan Atlantique.

Fin du point météo.

Il arrive souvent que des gens me demandent ce que je fais dans la vie, c’est plutôt normal. Dois-je leur répondre que j’écris des romans et que, parallèlement, je suis aussi scénariste BD? Ou plutôt que je suis scénariste BD et que, parallèlement, j’écris aussi des romans? Qu’est-ce qui régit l’ordre et la hiérarchie dans nos pratiques? Ce qu’on a débuté en premier? Ce qui nous rapporte le plus d’argent? Ce dans quoi l’on se sent le mieux? Comment savoir?

Pour ne pas laisser mes interlocuteurs dans le vent, je choisis parfois le terme «auteur» que je trouve plus large qu’«écrivain» et qui a pour mérite d’inclure le métier de scénariste BD. Mais en réalité, il serait peut-être plus juste de parler d’«artiste narratif», ce qui englobe tout ce que je fais, en laissant même la porte ouverte à de futures pratiques naissantes, comme la poésie, les paroles de chanson et d’autres formes encore à inventer.

Durant ces deux mois de résidence passés à Montréal, j’ai travaillé sur mon quatrième roman, Out of Office, un roman noir qui se déroule dans une compagnie d’assurances fictive, inspiré de la vague de suicides chez France Télécom en 2009, et qui suit le parcours d’un de ses employés dont la chute sera inéluctable, bien sûr.

L’un des enjeux sera d’insérer dans un récit romanesque ce qui en est de prime abord le plus éloigné: une offre d’emploi, un CV, des courriels, un PV de réunion... Ces documents, bien que totalement inventés, apporteront un surplus de réalisme, et seront présentés avec une mise en forme plus administrative, moins littéraire, que les autres chapitres qui eux, par effet de contraste, tomberont dans le jeu de l’hyper-subjectivité.

Un jeu entre le vrai faussé, devenu littéraire, et la fiction, l’illusion du romanesque, où le réel et le fictif se mélangent sans cesse, confrontation entre deux extrêmes, attirance pour l’a priori non conciliable, voilà en partie ce qui m’anime en tant qu’artiste narratif.

Durant ma résidence, les gens me demandaient souvent si mon roman avait un rapport avec Montréal et/ou si la ville m’inspirait pour écrire. Je me sentais parfois un peu mal à l’aise de ne pas pouvoir aller dans leur sens, mais j’étais bien obligé de leur dire la vérité: non, Out of Office n’a rien à voir avec Montréal puisque l’histoire se déroule en banlieue parisienne et que c’est un projet débuté il y a longtemps. Ceci dit, Montréal possède une vraie énergie et doit être une source d’inspiration sans fin pour les auteurs et tous les artistes, c’est évident, cela se sent et se ressent dans tous les coins et recoins de la ville. Mais quand j’écris, je ne suis nulle part ailleurs que dans ma tête, c’est finalement là que ça se passe, et que je me trouve dans un bar à Bruxelles ou à la Grande Bibliothèque de Montréal, cela importe peu dans mon processus créatif.

J’écris ça, puis je me souviens que, quelques jours après mon arrivée, en mars dernier, à la fenêtre de mon logement, j’écrivais ces mots dans mon journal de résidence, face à la brume froide et grise:

Ce matin, depuis le balcon de mon studio situé au 20e étage de l’immeuble Rigaud, je me dis que les «Salary Men» (comme on dit à Tokyo) des gratte-ciels du centre-ville de Montréal ont sûrement besoin d’une double dose de café pour s’extraire de la nuit et se mettre au travail. (Peut-être l’un d’eux sera-t-il licencié aujourd’hui? Peut-être grimpera-t-il sur le toit de la tour pour sauter dans le vide?)

Après quelques jours, mon roman et mon réel montréalais commençaient donc déjà à se confondre, c’était plutôt bon signe pour la suite des opérations. Comme vous le constaterez si vous me lisez jusqu’au bout, je suis d’ailleurs revenu cet été à Montréal pour en poursuivre la rédaction. Et depuis une terrasse non-fumeur ensoleillée, je me dis que oui, une ville peut inspirer un écrivain, même s’il écrit sur une autre ville, après tout, un roman n’est pas un guide de voyage, un roman est un voyage, et se trouver loin de chez soi pour écrire ne peut être qu’une excellente chose.♦

Montréal, juillet 2017

 


Né à Namur en 1979, Edgar Kosma est un auteur belge qui vit et travaille à Bruxelles. Il est l’auteur de romans, nouvelles et est aussi scénariste de BD.

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