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Paroles obliques

Courageux essai défrichant le territoire de la parole, Procès verbal invite à l’écoute des verbes contestataires, là où se fissurent la voix et le corps. Résolument féministe, Valérie Lefebvre-Faucher réfléchit aux intrications entre littérature et justice.

Essai

Courageux essai défrichant le territoire de la parole, Procès verbal invite à l’écoute des verbes contestataires, là où se fissurent la voix et le corps. Résolument féministe, Valérie Lefebvre-Faucher réfléchit aux intrications entre littérature et justice.

Le procès verbal n’accepte pas le trait d’union de l’autorité juridique: il est mouvement et processus, acte de faire «aussi procès par les mots». C’est ainsi, sur le terrain de la littérature, que Lefebvre-Faucher entend ramener le combat, en parallèle du droit et de ses violences institutionnelles. À la lectrice, au lecteur, l’invitation est lancée: «Vous avez été désigné·e·s pour entendre ce procès que je me fais parce qu’un sujet délicat comme la parole ne peut être évalué justement que par une lecture critique, une lecture littéraire.» Par la mise en scène d’un dispositif empruntant à la grammaire de la cour (jury, défenderesse, preuve, etc.), l’autrice tisse finement une pensée en dialogue dans laquelle elle explore, de façon sensible et brillante, un ensemble «[d’]histoires de paroles empêchées». Dans l’ombre — ou peut-être est-ce plutôt dans la lumière — de l’affaire Noir Canada s’écrit ainsi cet essai éloquent interrogeant la responsabilité de l’écriture, de la lecture et de l’édition. Jusqu’où la censure et l’autocensure ratissent-elles? Quelles responsabilités prendre et rejeter dans le manège de la prise de position? Plus largement, c’est de la parole qu’il question: celle que l’on refuse ou que l’on donne, celle qu’on décide d’investir ou de taire. Chez Lefebvre-Faucher, il y a de la dissidence et des mots qui claquent.

Reposer

En guerrière à la fois forte et fragile, l’autrice décrit les événements et les réflexions qui forgent ses pratiques d’écrivaine et d’éditrice, de citoyenne, aussi. De la grève de 2012 aux controverses récentes ayant touché une publication collective aux éditions du Remue-Ménage, où elle était alors éditrice, un ensemble d’expériences marquent ce plaidoyer en faveur du soupçon et de l’ambiguïté:

D’un certain doute bien mûri: je me méfie de la publication contemporaine. Mais regardez-moi essayer encore de vous parler de liberté littéraire. En sachant pertinemment qu’il y a un précipice dessous. Comme si je ne pouvais rien offrir de mieux que ma peur. Penser à la liberté d’expression, c’est prendre conscience de l’interdit, même du mal, et décider de s’en approcher ou pas. C’est en travaillant sa liberté, en en portant le poids, en choisissant chacun de nos dangers, de nos coups et de nos amours que nous entrons dans le littéraire.

On sent bien que cette peur irrigue autant qu’elle empêche. Il y a certainement quelque chose de la réparation dans le geste de faire sien un langage appartenant au procès, au droit, aux preuves et aux plaidoiries. La guerrière remet dans son arène — celle de la littérature — une expérience fondatrice de sa parole publique qui, paradoxalement, l’abîme et lui échappe par sa rigidité. Dans le théâtre de l’essai littéraire, le sujet s’élabore mieux: on l’entend.

Soigner

Procès verbal relève de la communauté en ce qu’il fait advenir d’autres voix et personnes par le truchement de la littérature.
La forme joueuse laisse place à des extraits d’«interrogatoires sans défense» et de citations de différent·e·s auteur·e·s convoqué.e.s par l’autrice. «Nous ne dénonçons personne, ici; je voulais que nos témoignages nous reposent», ajoute-t-elle.

Si l’éditrice se dit dangereuse et espère de téméraires et puissantes écrivaines, son rôle tient également du soin. Du côté de la signataire, cette fois-ci, Lefebvre-Faucher investit cette position instable et pourtant cohérente parce que sensible: «Mon engagement littéraire se tient en équilibre entre deux pôles, celui de la liberté et celui des liens humains.» Lucide, elle se demande:

Mais suis-je moi-même censeure? Je modifie des paroles, je les redirige. C’est ce que je fais comme éditrice, aussi comme militante. Mais mon travail n’a rien à voir avec la punition ou l’interdit. C’est un travail de choix, de soin, une sorte d’horticulture.

Cette vision botanique des choses me touche autant qu’elle me rappelle ce que je lis, en parallèle, dans le dernier très beau livre de Nicolas Lévesque, Phora (2019). Pour lui comme pour moi, l’essai littéraire est un «espace de sensibilité, et rien d’autre. […] C’est une serre, humide et chaude, où poussent librement les plantes».

Mais la culture de la terre n’est pas toujours tranquille: c’est un travail de coupes et de déracinements, une habitation pas toujours simple des espaces. Il faut entendre toute la colère et les douleurs dans la prose de Lefebvre-Faucher, la sienne et celle de ces femmes aux «silences historiques» dont parle Marie Uguay. L’essai est ici le «négatif du silence»: il est ce processus souvent douloureux par lequel adviennent d’obliques paroles pour faire avancer les choses. «Écrire, c’est accepter de ne plus être gentilles. Accepter, même, de parler à travers nos chapeaux.» Écoutons la colère de l’essayiste.

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Valérie Lefebvre-Faucher
Montréal, Écosociété
2019, 232 p., 25.00 $