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Ombilics aztèques

Si Françoise Major n’en est pas à sa première rencontre avec la forme de la nouvelle, c’est surtout son art du recueil qu’il faut ici saluer.

Nouvelle

Si Françoise Major n’en est pas à sa première rencontre avec la forme de la nouvelle, c’est surtout son art du recueil qu’il faut ici saluer.

La robe blanche d’une jeune fille est soulevée par le mouvement de sa course, probablement rendue floue par une vitesse d’obturation lente: en arrière-plan s’étendent les murs pâles des maisons de Mexico. C’est sur elles que le focus de l’appareil photographique est réglé. À la lecture, on devine rapidement pourquoi: dans Le nombril de la lune, à l’instar de cette silhouette qui figure en couverture, les personnages les plus hétéroclites défilent dans les méandres de la capitale mexicaine, qui constitue le véritable objet auquel s’attarde le texte.

Dans une écriture fluide au rythme rapide, l’autrice agrège vingt-trois récits dont la longueur, les atmosphères et les stratégies narratives varient jusqu’à l’étourdissement. Les changements de registre rendent vifs ces portraits où la langue nous charme par le pari qu’elle fait de se laisser contaminer par l’espagnol avec un excès décomplexé.

Dans cette révolution (au sens que lui donne l’astronomie, celui du retour périodique d’un astre à un point de son orbite), le lecteur approche des destins tantôt teintés par le drame que constitue l’insignifiance (la honte née d’un veston trop petit, les humiliations répétées d’une bru par sa belle-mère), tantôt estompés par l’insignifiance que revêt le drame à force de devenir quotidien (tremblements de terre, violence des cartels, corruption, vols à la tire). Certains personnages reviennent, comme ceux de «Deux oiseaux, Un chemin», genre de feuilleton au long cours qui s’étend sur cinq nouvelles éparpillées; d’autres s’effacent dans les lueurs lunaires qui constituent l’arrière-trame de la majorité des textes.

Vingt-trois gestations stellaires

Ce n’est qu’à la toute dernière nouvelle — éponyme — que Major nous livre l’origine de son titre énigmatique :

Au commencement était un nom merveilleux qui recèle des origines terribles. Le mot Mexico est une contraction de mtztli et de xictli, soit «lune» et «nombril, centre». Le suffixe co indique quant à lui que l’on parle d’un lieu. Mexico, c’est le nombril de la lune […].

Avant cette élucidation finale, on trouve déjà les traces discrètes mais répétées de la lune (références à Roger Waters [Rogelio Aguas], Dark Side of the Moon) dans «Panem et circenses», la «lune […] des lampadaires» des nouvelles «Taris» et «Terremotos», les chiens qui subissent son appel dans «Un feu follet». Ces convocations tissent un imaginaire sidéral, et il devient alors tentant de tracer à partir d’elles une carte galactique sur laquelle relier les constellations formées par les textes. Il n’est d’ailleurs pas interdit de concevoir le recueil comme un petit cosmos, puisque c’est la cohésion de ces puissances éparpillées qui génère sa force d’impact.

Les nombrils aussi apparaissent ici et là, comme une métonymie à significations multiples: «Les hommes me suivent en silence. S’ils m’attrapent, ils lacéreront mon nombril»; «Du haut de ses talons rouges, elle […] exhibe un nombril frétillant»; «[Ma mère] ne voulait plus voir la fin du monde. Elle s’est concentrée sur son nombril donc sur moi». Ce motif semble aussi relier entre elles les nouvelles à la manière d’un cordon ombilical signalant qu’elles se baignent dans la même encre amniotique: le mot apparaît comme une cicatrice, l’indice d’un fil qui rattacherait ces textes à une même origine.

Langue maternelle, langue marâtre

Mais la pleine portée du titre dépasse les insistances du lexique ou l’étymologie: en effet, il est difficile de ne pas l’entendre résonner comme un contrepoint à l’expression «le nombril du monde». Dans ce cas, son ambiguïté correspond tout à fait à la posture d’écriture de Major, qui place au centre (nombril) de ses textes une foule de marginaux et de déclassés, des êtres de la périphérie (lune) en orbite autour d’une métropole fourmillante, dont l’existence elle-même est tenue à l’écart de bien des discours officiels. De fait, les réalités difficiles et les thèmes sombres y restent toujours présents, mais comme estompés, relégués à la périphérie de la narration. Pareillement, la nouvelle éponyme, pourtant centrale pour la compréhension de l’ensemble, se trouve à la fin du recueil alors qu’on aurait pu l’y mettre au mitan, comme si Major cherchait à signifier que ce n’est pas toujours au centre que se situe le sens, qu’on gagnerait à le voir migrer (l’exprimer à demi dans une langue d’adoption n’est pas non plus anodin).

Ce puissant imaginaire de la nouvelle s’étend jusqu’à la langue, qui elle aussi est excentrée pour créer un effet de déplacement: bien campée à l’épicentre des choses, au cœur des événements, Major s’en extirpe, le temps de narrer à grands coups de spanglish et de changements de pronoms personnels. Mais si elle choisit de faire ce pas de côté, il ne faut pas croire pour autant qu’elle n’a pas les deux pieds bien ancrés sur la terre qu’elle arpente et raconte avec une tendresse dénuée de complaisance. ♦

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Françoise Major
Montréal, Le Cheval d'août
2018, 276 p., 25.95 $