Aller au contenu principal

Odyssée de campagne

Court roman naturaliste et métaphysique, voyage au bout de funérailles tant quelconques qu’infernales, La Bosco confirme tout le talent de Julie Mazzieri.

Roman

Court roman naturaliste et métaphysique, voyage au bout de funérailles tant quelconques qu’infernales, La Bosco confirme tout le talent de Julie Mazzieri.

Le premier et excellent roman de Julie Mazzieri, Le discours sur la tombe de l’idiot (2009), ne lui avalu pas moins que le Prix du Gouverneur général. Avec son deuxième ouvrage, La Bosco, l’auteure revient au village de Chester et ses environs — transposition romanesque des campagnes environnant Saint-Paul-de-Chester, sa commune natale — dont elle isole, avec la langue laconique, presque sèche, qui avait porté son premier texte, un fait presque négligeable: l’enterrement de Suzanne Bosco.

Lucidité suicidaire ou enthousiasme délirant — impossible d’en être certain — Suzanne Bosco, mère de deux adolescents, Charles et sa sœur dont on ne connaît pas le nom, épouse d’un homme médiocre, femme agressive à la santé mentale précaire, s’est tuée en sautant de l’étage de sa maison: «Elle a vu la mer, pis elle a sauté. La tête la première. Comme les plongeurs d’Acapulco.» Le roman débute in medias res, alors que l’on s’apprête à prendre la route pour Chester, où le corps sera mis en terre.

Cinquante dollars

La narration alterne le récit de cette journée d’enterrement avec des retours en arrière à propos des événements qui y ont mené. Alors que les funérailles tournent en fuite éthylique sous l’impulsion subite de Jacques Bosco, le mari, décidé à vivre sa détresse en allant une fois de plus au bout de sa couardise, de sa vantardise et de sa malhonnêteté, les souvenirs du fils reviennent sur la fin de vie et la mort sordides de la Bosco. La mémoire filiale s’attarde, et là porte le coup de grâce de l’ironie et de la dérision qui font le mordant du récit, sur la perte d’un billet de cinquante dollars dont le jeune homme se remet difficilement, perte duseul signe de transcendance en ce monde: «Le jeune Bosco n’avait rien vu de tel. Il avait été saisi par tant de beauté.»

Charles tenait ce billet de Fouquet, celui-là même qui employait Barabé, le citadin du Discours sur la tombe de l’idiot. Les morts de l’idiot en question ou de Suzanne Bosco, dégénérés psychiques cristallisant la malédiction d’un monde où la valeur du langage n’a presque plus cours, les mortsde ces dépossédésfinis — ces désespérés animaux, avec toutela culpabilité, la rage et la tendresse non dites qu’elles inspirent — finissent enfouies sous l’anecdotique des préoccupations quotidienneset monétairesde ces terres encore agricoles qu’incarne le paysan Fouquet.Devant cette dureté paysanne, inconsciente de sa résignation à l’abri de rangs désolés, on pense à La Scouine d’Albert Laberge, dont on fêtera le centième anniversaire l’année prochaine. Julie Mazzieri, elle, en 2017, renoue avec certains des fondamentaux de l’imaginaire littéraire québécois.

Nausée

Un point de vue domine le roman, celui de Charles, le fils, témoin des funérailles manquées — cette «odyssée» de campagne, le cimetière devenant une Ithaque — et relais des souvenirs, point de vue duquel les humains s’apparententconstamment àdes animaux.Ainsi, les êtresgrognent, lapent, relèvent la tête «comme font les chats inquiets» ou sont vus en «petit singe», en «chien devenu fou», bêtes de trait, chatsoulionne. À cela, il faut ajouter unepuanteur permanente «l’odeur écœurante de la confiserie», l’«éternelle odeur de viande refroidie» de la maison d’enfance de la mère ou encore l’«odeur infecte» d’un repas pris dans une aubergedont le plat de résistance est une «longue carcasse jaune et sèche [dont] une farce immonde avait surgi».

Proche des visions nauséeuses chères à l’existentialisme français des années 1940, La Bosco met en scène la matière sans prestige, privée de langage et de sens, et dont la contingence, explique Sartre dans L’être et le néant, provoque chez l’être conscient la sensation de nausée.Dans ces circonstances, on ne peut que penser à Bataille, lorsque le regard de Charles, agenouillé devant le cercueil, s’attarde sur l’un des mamelonsdu cadavre de sa mère: «un mamelon noir et évasé comme ces faux yeux qui ornent les ailes de certains papillons ou de certains oiseaux. D’un seul bond, le jeune homme s’était remis sur pied. Il avait compris.» Charles vient de saisir toute l’injure qu’adresse ce cadavre en colère à cette humanité insignifiante dont Jacques Bosco, «pantin flasque» au «petit visage stupide» et à la tête «insignifiante» incarne toute la médiocrité comme un Christ grotesque ne lavant personne d’aucun péché, trop absorbé qu’il est par «ses rêves ridicules».

Intriquant un filet subtil d’éléments signifiants — comme ce fabuleux oiseau blanc au «merveilleux anus doré» surgissant d’un champ pour furieusement crier «Go-back!», évoquant une de ces bêtes magiques et blanches des récits médiévaux, équipée d’un troisième œil de vérité pour déféquer sur le monde — et de visions poétiques, Julie Mazzieri propose ici une véritable œuvre d’écriture sur la valeur métaphysique du langage et les médiocrités de l’existence.♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Julie Mazzieri
Montréal, Héliotrope
2017, 124 p., 19.95 $