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Noyée dans la multitude

Dernier livre d’une série de trois ouvrages, Que sommes-nous? interroge les frontières entre soi et l’autre. Au confluent de plusieurs disciplines, l’essai se perd toutefois trop souvent dans un foisonnement de références.

Thématique·s
Essai

Dernier livre d’une série de trois ouvrages, Que sommes-nous? interroge les frontières entre soi et l’autre. Au confluent de plusieurs disciplines, l’essai se perd toutefois trop souvent dans un foisonnement de références.

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Connue principalement comme romancière et essayiste, Siri Hustvedt jouit d’un rayonnement international, ses œuvres étant traduites en plusieurs langues. Publié en 2016 sous le titre What Are We?, chez Simon & Schuster, à New York, Que sommes-nous? fait son apparition chez Actes Sud/Leméac dans une traduction de Frédéric Joly. Hustvedt, dont la réputation n’est plus à faire, invite ici le lectorat à la suivre dans son exploration des diverses pensées du soi et de l’autre. En écho aux thèmes habitant ses œuvres de fiction et ses essais – au premier chef, La femme qui tremble, paru chez Actes Sud en 2010 –, elle tente de défaire, à grands coups de théories, la dualité entre l’esprit et le corps. Sous la forme d’un collage de onze textes, dont certains ont été publiés ailleurs, l’autrice aborde de façon souvent répétitive et alambiquée différentes situations où l’humain construit et déconstruit les limites du soi.

Quel lectorat?

D’une aridité déroutante, les essais qui composent l’ouvrage empruntent le ton propre aux introductions peut-être trop universitaires, enchaînant les références aux courants de la psychologie, en passant par la phénoménologie, la philosophie, les neurosciences et la linguistique. Bien que l’on sente la recherche et l’intérêt que l’essayiste porte à la littérature scientifique, l’abondance de références et de chercheur·ses convoqué·es obscurcit le propos. Cette multiplication assez didactique des renvois brouille le projet même du livre. Devant cette parade, on en vient à se demander à qui s’adressent les écrits rassemblés. Entre Aristote, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Martin Charcot, un nombre incalculable d’auteur·rices se glissent trop rapidement, sans nécessairement proposer de nouvelles avenues de pensée. Il n’est pas anodin de souligner la diversité des lieux où ont été auparavant publiés certains extraits: Seizure: European Journal of Epilepsy, Suicidology Online, etc. De tels horizons – quoique fort intéressants – ne s’inscrivent pas organiquement les uns à la suite des autres et convoquent des lectorats spécialisés. Malgré sa volonté explicite d’introduire un je fort dans sa pensée, Hustvedt ne réfère que peu à ses œuvres et perd ainsi l’efficacité habituelle de sa plume. La rigidité du raisonnement nuit complètement à la compréhension et, surtout, au plaisir de lecture.

Quel récit?

Le fil rouge le plus pertinent des essais reste, il me semble, celui de la fiction, entendue comme un rapport à la fois imaginaire et sensible au monde et à l’expérience. Les passages dans lesquels Hustvedt revient sur des éléments biographiques (ses tremblements inexpliqués, sa synesthésie visuotactile, ses ateliers d’écriture dans un institut psychiatrique,etc.) sont, en ce sens, les plus réussis. Ils permettent à l’écrivaine de se détacher de la logique de la démonstration: elle laisse alors de côté les assises théoriques – l’on sent évidemment qu’elle les maîtrise – pour mieux s’adonner à la réflexion. Cette liberté donne du souffle à la fois à sa pensée et à son style, et les liens s’y manifestent plus aisément. On a plutôt envie de sortir du bouquin pour replonger dans la plume de l’autrice que l’on aime, dans l’éloquence propre à ses romans et à ses essais phares. Même si les détours par les neurosciences et la psychanalyse auraient aussi pu s’avérer fort pertinents, montrant toujours comment une personne est un être «enchâssé» dans le monde, on se demande souvent en quoi ce qui est écrit renouvelle ou déplace la réflexion. Pas tout à fait du côté de l’histoire des sciences ou de l’histoire sociale, ni du côté de la non-fiction, Que sommes-nous? laisse en suspens autant de questions que son titre en pose.

Il faut finalement souligner la générosité d’Hustvedt lorsqu’elle revient sur son passage en institut psychiatrique: elle y a offert, pendant quelques années, des ateliers de création. Le silence, les mots et les vies de ses patient·es transparaissent dans son récit, et s’insèrent ici et là des espaces plus créatifs (plus narratifs?), où elle noue histoire et mémoire de façon heureuse. La postface, sous forme d’analyse des pseudonymes de Søren Kierkegaard, se détache également de l’ensemble par son caractère plus exploratoire. Tant dans la forme que dans le propos, on sent que l’autrice y retrouve sa vivacité et cimente enfin les principaux enjeux de l’essai: «La philosophie pourrait se manifester sous la forme d’un roman. L’histoire, la métaphore vivace, l’émotion, la sensualité, le cas particulier – rien de tout cela n’est ennemi de la philosophie.»

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Siri Hustvedt
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Frédéric Joly
Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac
2022, 336 p., 36.95 $