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Nous, les hallucinés

Que serait devenue la France du XIXe siècle si, dans une réalité alternative, une Régence tyrannique, aux pouvoirs paranormaux, avait succédé à Napoléon III? Dans cette uchronie qu’imagine Sébastien Chartrand, l’esprit est capable d’incroyables prouesses.

Littératures de l'imaginaire

Que serait devenue la France du XIXe siècle si, dans une réalité alternative, une Régence tyrannique, aux pouvoirs paranormaux, avait succédé à Napoléon III? Dans cette uchronie qu’imagine Sébastien Chartrand, l’esprit est capable d’incroyables prouesses.

Nous sommes en 1933, c’est-à-dire, dans le roman, en LXIV de l’établissement de la Régence (ce découpage temporel s’inspire du calendrier républicain, adopté en France entre 1792 et 1806). Ce gouvernement autocrate contrôle autant la presse que le climat de Paris, régularisé à l’aide de la technologie teslaïque. Cette dernière est un héritage de Nikola Tesla, ingénieur spécialiste de l’électricité qui a bel et bien existé. Dans l’intrigue de Chartrand, il est à l’origine des plans du Perikardia, sorte de tour Eiffel qui fera office de bouclier contre les attaques étrangères.

Mais peu avant l’inauguration du Perikardia, le fils de Nikola Tesla, Danijel, est assassiné dans des circonstances nébuleuses. Le crime a visiblement été maquillé afin d’évoquer un meurtre de sécularisés. Ces derniers constituent une frange de la population atteinte d’une folie homicidaire nommée, dans l’ouvrage, le «mal du siècle» (en hommage, bien sûr, au mal du siècle romantique, «cette lassitude sans cause ni remède» qui deviendra par la suite le spleen baudelairien). Danijel Tesla était pourtant un médium accompli, ce qui aurait dû lui permettre de contrer son propre meurtre. Après tout, «comment tu[er] un homme prévoyant le futur1.»?

L’enquête est confiée à Georges Parent, un geist — policier doté de pouvoirs médiumniques. Le lieutenant souhaite par la même occasion en apprendre davantage sur le Perikardia, invention qui semble à l’origine d’une vague de folie considérable. Car le mal du siècle l’interpelle personnellement, sa famille ayant été frappée par les troubles mentaux. Georges parviendra-t-il à repousser les assauts de la sécularisation d’ici sa retraite, dans un peu moins de cinq ans? Au fur et à mesure que les recherches du geist progressent, le lieutenant révèle des ramifications entre la démence ambiante et le bleu cyan de l’éclairage électrique…

Futurs délirants

Si je devais résumer en deux termes Geist: les héritiers de Nikola Tesla, je choisirais «uchronie» et «folie». Uchronie puisque Sébastien Chartrand offre une réécriture ambitieuse de l’histoire de France (particulièrement l’histoire de Paris et de Nantes) entre 1870 et 1933. Le cadre temporel est soigné, documenté et il est impossible de douter que l’auteur s’est prêté à des recherches élaborées pour concevoir ce quatrième roman, qu’il réécrit depuis 2012. Quant au thème de la folie, il se décline tant dans le travail des aliénistes du XIXe siècle, «ces nouveaux maîtres de la conscience», qu’au gré des références littéraires, notamment au célèbre auteur Guy de Maupassant, interné à plusieurs reprises. L’hommage au fantastique français du xixesiècle est tangible dans l’ensemble de l’œuvre, qui s’avère autant un récit d’enquête qu’une uchronie ou un récit surnaturel. Cela dit, les amateurs de polar qui ne prisent pas la science-fiction risquent de ne pas trouver leur compte dans cette histoire destinée surtout aux fervents d’anticipation. J’ajouterais: aux lecteurs de science-fiction connaissant déjà le XIXe siècle français, ses régimes politiques et ses classiques littéraires. Car l’intégration des éléments historiques est parfois un peu chargée, hermétique, comme si Sébastien Chartrand cherchait à montrer son érudition au détriment de la compréhension de l’intrigue.

Poison noir

Du côté de l’exécution, le mot qui s’impose à la lecture de Geist: les héritiers de Nikola Tesla est «compétence». J’ai apprécié le soin de Chartrand à peaufiner son lexique, sa rigueur, le travail d’orfèvre perceptible en filigrane de chaque page. Voyez par exemple cette description des plus évocatrices: «L’étage, aux colombages vermoulus, était si craquelé qu’il semblait serpenté de lierre; quant au rez-de-chaussée, la maçonnerie y était tant couverte de suie et d’immondices que même les cafards n’osaient se loger dans les innombrables interstices.»

Le rythme est aussi cadencé, à l’exception de la chute, explicative pendant de trop longues pages, avec le «bon» et le «méchant» s’échangeant des révélations. L’auteur écrit même: «C’était à la limite du grotesque: on aurait dit le monologue du grand scélérat devant le héros dans la scène finale d’un roman de cape et d’épée» — ce dont il aurait clairement dû s’abstenir. La conclusion, sans dénouement véritable, donne par ailleurs l’impression qu’il s’agit du premier tome d’une série: est-ce le cas? Néanmoins, la présence de la folie et du spleen, ce «poison noir», confère à cette uchronie raffinée une dimension vertigineuse. Somme toute, qui n’a jamais ressenti, chez l’autre ou soi-même, le mal du siècle? ♦

  • 1. En italique dans le texte original
Auteur·e·s
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Article au format PDF
Sébastien Chartrand
Lévis, Alire
2019, 446 p., 27.95 $