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Nous avons toujours été queer

Nous avons toujours été queer
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Récit
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Je suis né·e et j’ai grandi à l’île Maurice, dans les années 1980 et 1990. Île plantationnaire, colonie française, puis colonie britannique, Maurice s’est construite à travers l’imaginaire esclavagiste dans l’héritage de la servitude.

J’ai vécu dans une famille mixte dans tous les sens du terme: entre deux races, trois religions, trois ethnies, étant kreol, malbar et madras, hybride comme l’île elle-même, entre l’Afrique et l’Asie du Sud. J’ai résidé dans les entre-espaces, les interstices entre deux langues coloniales et deux langues ancestrales.

J’ai quitté l’île Maurice à l’âge adulte, immigrant d’abord en Inde, puis au Canada, puis au Québec. Je me sens pris·e entre tous ces territoires, ces eaux aux températures et aux goûts différents. Mon soi est divisé, vivant dans la hantise de ces mondes auxquels j’appartiens sans pouvoir m’y sentir chez moi. Je m’imagine souvent l’arrivée de mes ancêtres en vue du littoral de cette île inconnue, après le trajet éprouvant à travers l’océan, voyage forcé pour du travail forcé sur cette terre où iels ont laissé leur sel. Comment ont-iels vécu le deuil de la non-appartenance?

Pour iels, est-ce que c’était un deuil queer?

J’étais un garçon qui s’imaginait porter des robes. Les petites voitures, les fusils en plastique et le soccer me laissaient indifférent·e. Ce que j’aimais, c’était la domesticité, les commérages des femmes fortes de la famille, le mouvement de leurs mains quand elles broyaient les épices sous une roche noire, les six mètres de tissus qu’elles drapaient autour de leur corps pour aller porter leurs offrandes aux divinités du temple. J’aimais aussi les poupées de mes cousines aux longs cheveux tressés. Je désirais tellement avoir de longs cheveux moi-même.

J’ai très vite compris, dans le contexte de mon enfance, que j’étais un·e zom-fam, un·e homme-femme vivant entre et à travers les deux genres, qui n’est ni homme ni femme, et qui incarne à la fois les énergies masculines et féminines.

Ça, c’était avant de savoir que j’étais «queer». Je n’avais pas encore lu Judith Butler. Je ne savais même pas ce que voulait dire LGBT. Comment nomme-t-on l’espace vide entre l’expérience d’un corps et d’un genre, qui est dicible uniquement dans les langues de ses ancêtres, mais qui reste inconnu dans le langage colonial dominant? Ce vide est-il une forme de deuil?

Ce deuil est-il un deuil queer?

Maintenant dans ma trentaine, je suis un·e artiste interdisciplinaire qui œuvre en performance, en poésie, en arts textiles, en arts visuels et en installations. J’articule ma pratique comme étant inter-textuelle, inter-texturelle, hybride, cosmopolite. L’énonciation de ma voix dessine une multiplicité de manières d’être dans le monde, mélangeant corps, langues, tonalités, peaux, textures et spiritualités dans une expression plurielle qui ébranle la singularité des narrations coloniales. Ma pratique est avant tout décoloniale et ancestrale.

Au Québec, on dit que ma pratique est «queer». Elle l’est, oui, tout à fait. Mais elle n’est pas queer dans une perspective occidentale. Elle n’est pas queer parce qu’elle émane d’une politique white-washed, subsumée sous le colonialisme et la suprématie blanche. Ma pratique est queer parce qu’elle est décoloniale. Parce que nous, peuples colonisés, avons toujours été queer.

 


Kama La Mackerel est un·e artiste pluridisciplinaire, auteur·rice, éducateur·rice, médiateur·rice culturelle et traducteur·rice littéraire. Son travail est ancré dans l’exploration de la justice, de l’amour, de la décolonialité et de la guérison ancestrale. Iel écrit, traduit et publie en anglais, en français et en kréol mauricien.

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