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(« On ne parle pas de ces choses-là »)

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J’ai eu un avortement.

(Voilà, c’est écrit. Il y a des semaines que je dis et redis ces mots et que je ne les écris pas. Cette impossibilité de commencer est un symptôme.)

En fait, j’ai eu deux avortements.

(Encore plus difficile à dire.)

J’étais jeune – dix-sept et vingt ans –, j’utilisais une méthode de contraception en principe fiable, j’étais pauvre, aux études, sans le moindre désir d’être mère.

(Pourquoi ce besoin de me justifier?)

J’ai bien fait. Je n’ai aucun regret. Chaque fois, j’ai ressenti un immense soulagement.

(Je suis monstrueuse. Je suis normale. Je suis humaine. Je voulais être libre. J’assume.)

Sans cacher les faits ni mentir, je n’ai presque jamais parlé de mes avortements. Honte, pudeur, crainte d’être jugée? Mes parents sont morts sans le savoir, j’ai mis mes enfants (vingt-six et vingt-neuf ans) au courant le jour où j’ai décidé d’écrire cette chronique.

En réalité, j’avais abordé le sujet, mais sous couvert de fiction: peu après le deuxième avortement, vers 1980, j’ai écrit une nouvelle qui serait publiée dans Mon père, la nuit, (L’instant même, 1999). «Sauf moi» raconte la peine et la furie d’une jeune femme qui, après un avortement catastrophique, essaie en vain de tomber enceinte. À cette époque, la maternité ne me disait rien. Pourquoi alors tant de remords et de rage chez ma narratrice?

(Culpabilité de ne rien regretter? Besoin d’expier?)

Et pourquoi en parler aujourd’hui, après tant d’années? Les raisons abondent, les raisons m’empêchent de dormir: Roe v. Wade invalidé, traitements niés en cas de fausse couche, catastrophe surtout pour les femmes pauvres, racisées, vulnérables, par ailleurs souvent stérilisées contre leur gré. L’ombre géante de ce pays devenu cauchemardesque plane sur nous. Mes années de fertilité ont beau être derrière moi, je me réveille en pleine nuit essoufflée, angoissée, le cœur affolé. Les États-Unis, c’est très loin de chez nous, c’est tout près. Même ici, la droite rôde, et la vigilance s’impose, la résistance s’imposera peut-être.

Au moment où j’ai senti pour la première fois, avec un ravissement profond, mon aîné bouger dans mon ventre, mon appui au droit à l’avortement est devenu plus viscéral que jamais. Si notre corps ne nous appartient pas, rien ne nous appartient. La nuit suivant la fin de Roe v. Wade, j’ai rêvé que je buvais du sang dans la tasse de ma grand-mère, j’ai eu en bouche un goût métallique, musqué, terreux, tout le contraire des délicates fleurs bleues de la tasse de porcelaine.

(Mais LQ est une revue de littérature, où vas-tu avec tes histoires de sang?)

Une chronique, c’est un espace de liberté pour dire ce qui nous habite, et ce qui m’habite furieusement en ce moment, c’est ça. Mais la littérature n’est jamais loin. Outre mes cauchemars, c’est un appel de Catherine Montpetit, du Devoir, qui est à l’origine de cette chronique. Sa question: parle-t-on beaucoup d’avortement en littérature? Ces dernières années, beaucoup de femmes (et des personnes trans ou non binaires) ont écrit sur les réalités du corps: le plaisir et le désir, les troubles alimentaires, les agressions sexuelles, l’inceste. Mais l’avortement?

C’est une femme de lettres, Simone de Beauvoir, qui rédige en 1971 le fameux Manifeste des 343, pour le nombre de femmes qui déclarent avoir avorté illégalement et réclament la légalisation, et de grandes écrivaines – Monique Wittig, Marguerite Duras, Violette Leduc, Françoise Sagan, Françoise d’Eaubonne et bien d’autres – figurent parmi les signataires. Charlie Hebdo les appellera les «343 salopes» et le surnom leur collera longtemps à la peau, mais la loi Veil, adoptée en 1975, leur donnera raison. (Aux États-Unis, on lancera – sans succès cette fois – #ShoutYourAbortion en 2015 et #YouKnowMe en 2019).

Mais dans la littérature québécoise? Florentine, dans Bonheur d’occasion (1945), de Gabrielle Roy, songe à l’avortement – jamais nommé –, puis y renonce aussitôt; la mère sorcière des Enfants du sabbat (1975), d’Anne Hébert, pratique des avortements sur des femmes de la campagne dans les années 1930 et le paiera de sa vie. Dans Folle (2004), de Nelly Arcan, l’avortement marque la fin de tout espoir de renouer avec l’amant perdu. Plus près de nous, Chloé Savoie-Bernard, Marie Demers et Catherine Morency ont signé des pages mémorables. J’en oublie sûrement (désolée), mais je n’ai pas l’impression d’une vague de fond comme pour les agressions sexuelles, par exemple. Même la fausse couche est rarement évoquée (Après Céleste, de Maude Nepveu-Villeneuve, est une belle exception). (Auto)censure, honte, tristesse?

Cette chronique est décousue, désordonnée, un peu brisée, comme moi en ce moment. J’ai eu du mal à la commencer et je ne sais pas comment la terminer, sinon comme ceci: parlons de ces choses-là, parlons de cette chose-là, parlons de tout, et surtout des «choses dont on ne parle pas».

Je persiste et signe.

Une femme: 2 avortements, 2 fausses couches, 2 enfants.

 


Nouvelliste, romancière, essayiste, professeure de littérature à l’Université du Québec à Montréal, Lori Saint-Martin a signé avec Paul Gagné plus de cent vingt traductions de l’anglais au français circulant aussi bien en Europe qu’au Québec. Elle traduit aussi de l’espagnol. Ses livres les plus récents sont Pour qui je me prends (2020) et Un bien nécessaire: éloge de la traduction (2022), parus au Boréal.

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