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Mort aux étoiles!

Éditorial
Thématique·s

Une œuvre est toujours un discours sur le monde et,
à ce titre, elle peut être entendue, débattue,
remise en question ou encensée.

– Catherine Voyer-Léger, Métier critique

Vertiges

J’étudiais les lettres et j’étais fascinée par les discours sur la littérature. Fascinée par cette succession de convictions et de visions, de courants s’affrontant à la même époque ou par-delà les siècles. Sidérée, je découvrais la critique biographique, l’approche psychanalytique, la génétique des textes, la sociocritique, les théories de la réception, l’école structuraliste… Je traversais cette matière avec passion, mais j’étais titillée par le vertige de la relativité – qui m’inquiétait tout en me séduisant.

Dans une série d’articles, parmi lesquels «Comment reconnaître un poème quand on en voit un», le professeur et chercheur américain Stanley Fish présentait son concept des «communautés interprétatives». Selon lui, les lecteurs «sont constitués par les manières de penser et de voir, inhérentes aux organisations sociales». À partir de nos biais, de nos angles morts, nous construisons un sens. Ainsi, un poème est un poème parce que nous sommes conditionné·es à le percevoir comme tel; ses critères d’identification ont à voir avec notre regard plus qu’avec des caractéristiques propres au texte.

Fish avait la réputation d’être un brin provocateur, mais ce qu’il disait de la complexité de l’acte de lire m’a marquée.

Bien avant lui, dans Les contemporains (1887), Jules Lemaître parlait de la critique comme étant attachée à «définir l’impression que fait sur nous, à un moment donné, telle œuvre d’art où l’écrivain lui-même a noté l’impression qu’il recevait du monde à une certaine heure». Autrement dit, pour Lemaître, la critique est un moment du discours sur l’œuvre, elle-même un propos sur son propre temps, son propre monde. L’écrivain, l’écrivaine, le ou la critique sont traversé·es par leurs histoires et par l’Histoire – et comme tout cela concerne le très contemporain (on critique le plus souvent les œuvres récentes), ils et elles baignent de surcroît dans cette curieuse chose qu’est l’air du temps.

Dans mes notes de l’époque, je retrouve aussi ces mots, recopiés de l’ouvrage de vulgarisation qui citait Lemaître: «L’histoire de la critique se confond, pour une part, avec l’histoire de la cité, ou plutôt avec celle des luttes idéologiques dont elle est le cadre.»

Nos critiques et les étoiles

Les critiques qui écrivent dans LQ sont traversé·es par ces forces diverses et le savent. Ils et elles tentent de composer avec ces enjeux, de trouver un équilibre. Leurs textes dialoguent avec l’œuvre commentée, mais appellent également au dialogue. Ils ne sont pas des jugements finaux; ils n’ont pas le dernier mot.

Pour toutes ces raisons, nous avons voulu interroger la présence des étoiles dans notre cahier Critique. La question, complexe, s’est posée plus d’une fois à LQ. Je me rappelle d’ailleurs avoir reçu, bien avant d’être rédactrice en chef, un questionnaire destiné aux abonné·es de la revue. J’avais écrit dans la case «commentaires» quelque chose comme: «Mort aux étoiles!» J’ai mon petit côté provocateur à la Stanley Fish…

Les résultats du sondage n’ont pas montré un désir d’en finir avec ces étoiles dont j’avais si cavalièrement souhaité la disparition. L'équipe de LQ a alors décidé de poursuivre sa réflexion. Mais à la faveur de la nouvelle année qui commence, nous avons choisi de nous pencher de nouveau sur l’épineux sujet. D’une part, les étoiles nous ont semblé faire écran à la complexité du texte qu’elles accompagnaient et en gommer les nuances; d’autre part, elles allaient contre notre conception de la critique comme un discours complexe sur une œuvre, qui participe d’un ensemble de discours sur ladite œuvre, sur la littérature et sur notre société, plutôt que comme un jugement final encapsulé dans un nombre d’étoiles.

À partir de ce numéro, elles disparaissent donc pour laisser toute la place aux textes.

Qu’est-ce qu’une revue littéraire?

Je ne suis pas d’accord avec tous les propos tenus dans nos pages. C’est sciemment que j’invite à LQ des auteurs et autrices, des directeurs et directrices de dossier, des chroniqueurs et chroniqueuses d’autres générations, d’autres allégeances, d’autres avis que les miens, ainsi que des plumes dont je me rapproche davantage. Il en est de même dans le cahier Critique, dirigé par Nicholas Giguère. Notre rôle est de donner à nos critiques littéraires une tribune où leur pensée puisse se déployer. Un espace où le sain désaccord et la confrontation des points de vue divergents, ou plutôt leur rencontre, peuvent advenir.

Car une revue ne devrait-elle pas être ce lieu où des gens de sensibilités et de parcours divers s’expriment librement sans prétendre à d’autre vérité que celle-ci: écrire, lire, critiquer, débattre, c’est œuvrer pour la littérature, dont la vitalité mérite d’être défendue bec et ongles?

 


Stanley Fish, Quand lire c’est faire (l’autorité des communautés interprétatives), traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, Paris, Les Prairies ordinaires, «Penser/Croiser», 2007.
P. Brunel, D.Madelénat, J.-M.Gliksohn et D. Couty, La critique littéraire, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 1977.
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