Aller au contenu principal

Montaigne dans les petites ligues

Montaigne dans les petites ligues

Comment le baseball, ce sport «où il ne se passe rien», peut-il avoir encore une place en cette époque pressée? Peut-être en tant qu’antidote à toute cette frénésie.

Essai

Comment le baseball, ce sport «où il ne se passe rien», peut-il avoir encore une place en cette époque pressée? Peut-être en tant qu’antidote à toute cette frénésie.

L’ennui est le péché ultime. Le peu de temps que nous laissent nos trop nombreuses responsabilités doit être rempli de visionnement compulsif de séries, de séances de gym, d’expériences sensorielles ou extrêmes. Et si nous avions depuis toujours regardé dans la mauvaise direction?

À en croire Andrew Forbes, auteur de ces «textes de balle», la solution est déjà devant nos yeux et s’appelle le baseball. Ce seamhead (une expression intraduisible qui désigne une sorte de «geek» de la balle) a assisté à des centaines de matchs de grandes et petites ligues, dans les métropoles d’Amérique ou des trous perdus; il en a visionné à la maison et dans les bars, écouté à la radio; il est arrivé en retard au travail quand son équipe venait de placer des coureurs sur les buts et qu’il voulait écouter le reste de la manche dans le stationnement.

Forbes est allé au front, il a testé pour nous le baseball et, surtout, cet ennui qui se trouve entre les manches, entre les jeux; il en a mesuré l’utilité. Certes pour embrasser cette mission il fallait un amateur de balle particulièrement motivé. De ceux qui fouillent dans les statistiques et dans l’histoire du jeu, qui collectionnent les casquettes d’équipes obscures (y a-t-il un fan des Leones de LaHavane dans la salle?) et n’ont jeté aucune carte de joueur, juste au cas.

«Je suis chez moi»

Mais n’allez pas croire que son livre ne s’adresse qu’à ses semblables. Car il nous parle avant tout de nos rêves et de nos déceptions, de la mémoire et du vieillissement, de nos fétichismes. De la façon dont nous nous préparons à avoir le cœur brisé quand nous faisons de ces simples humains nos héros.

L’intérêt de ce livre unique ne faiblit jamais: une écriture simple et juste, quelques images efficaces, jamais «littéraire pour faire littéraire». Et la traduction signée William S. Messier (lui-même auteur du Basketball et ses fondamentaux, Le Quartanier, 2017) et Daniel Grenier est ce qui pouvait arriver de mieux au livre dans la francophonie: ni franchouillarde (ce serait le comble), ni trop délibérément neutre ou «internationale»; elle fait rayonner le livre chez son public naturel, le lecteur québécois. Quelques bijoux se démarquent du lot. Voyez «J’ai fait de mon mieux» où le jeune Forbes, alors disquaire à Ottawa, montre ses talents de service après-vente à un futur lanceur des majeures; «Ichiro», portrait d’un des plus beaux joueurs de balle de l’histoire, peut-être le plus beau (ça c’est moi qui le dis); «Je suis chez moi», dans lequel des spectateurs du Shea Stadium dans le Queens pleurent de joie à la vue d’extraits d’une série mondiale célèbre qui a eu lieu plus de vingt ans auparavant. Lisez «Les gradins», qui explore la dévotion, une forme d’amour. Forbes utilise d’ailleurs le mot tout au long du livre: amour du sport et de son histoire, bien sûr, mais aussi amour de l’autre, de la famille ou simplement de nos contemporains.

Un objet de pensée

On aura compris que De l’utilité de l’ennui est bien un «livre de sport»; qu’on le trouvera probablement en bibliothèque pas loin de la biographie de Bertrand Raymond et du énième ouvrage sur les Canadiens. Pour ma part, je suis tenté de le considérer pour admission dans la catégorie floue mais distinguée de «l’essai littéraire». Pas seulement parce que le baseball est considéré comme l’un des sports les plus dignement littéraires (Philip Roth, Paul Auster et Don DeLillo sont ici des pistes à explorer), mais plus encore pour la qualité proprement montaignienne de ces essais,
si on me permet ce vocable quelque peu hérétique. (Notons d’ailleurs que le sous-titre du livre en anglais est bel et bien Baseball Essays et non «textes».)

Comme Montaigne, Forbes mêle à ses considérations philosophiques «des réflexions sur sa propre vie et sur l’Homme»; comme Montaigne, son plaisir est de mettre au jour une humanité nue et crue en scrutant son propre être intérieur. C’est ainsi qu’un fil traverse le livre, racontant l’angoisse de son auteur devant son avenir, sa vocation d’écriture, ses motivations, son rôle d’amoureux et de père. Une douce mélancolie bien assumée vient nous rappeler que la vie n’est pas simple à comprendre ni à vivre, mais que certaines choses empreintes de beauté nous permettent d’y trouver, même provisoirement, assez de sens pour que nous le partagions avec nos semblables. «[…] croire en nos héros, c’est persister à croire en cette idée tenace que les gens peuvent encore nous montrer ce qu’il y a de meilleur, et cette idée, je ne veux pas l’abandonner.» Donc, le baseball n’était qu’un prétexte? Non, plutôt un point de départ. Un fichu bon point de départ.♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Andrew Forbes
traduit de l’anglais (Canada) par Daniel Grenier et William S. Messier
Montréal, Ta Mère
2017, 196 p., 22.00 $