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on meurt plus jeune en basse-ville

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Le 10 septembre est la journée mondiale de prévention du suicide. J’appréhende déjà les chaînes de publications qui circuleront sur mon fil d’actualités Facebook. «Tu peux venir chez moi au beau milieu de la nuit», «Tu n’es pas seul·e», «Seulement quelques personnes seront game de repartager», «Qui va oser?».

Chaque année, j’éprouve des émotions complexes en lisant ces messages, qui me prouvent à la fois que les gens qui m’entourent ont une croyance profonde – quoique parfois inconsciente – en l’importance de prendre soin les un·es des autres, en communauté, et qu’iels sont nombreux·ses à faire preuve d’une mécompréhension totale des enjeux de santé mentale. Ces personnes qui me disent que je ne suis pas seul·e seront-elles à mes côtés la prochaine fois que je dénoncerai les violences systémiques, la queerphobie et le racisme ordinaire?

Que penseront ces chroniqueur·ses qui minimisent l’impact de la violence raciale et de la transphobie au Québec à longueur d’année, lorsqu’iels apposeront un filtre «parler du suicide sauve des vies» à leur photo de profil Facebook? Cherchent-iels une rédemption, ou ne comprennent-iels simplement pas l’impact que ces violences ont sur notre santé mentale?

Radio-Canada diffusera sans doute un reportage sur le sujet, alors que certains des cadres de la boîte signaient, trois mois auparavant, une lettre ouverte pour revendiquer le droit d’utiliser le mot en N. «On défend la liberté d’expression», chantaient-ils au soleil, alors que dans l’ombre, ces mêmes cadres auraient eu l’habitude d’engager des gens pour surveiller ce que leurs employé·es disent sur les réseaux sociaux.

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Peu semblent reconnaître que la santé – physique et mentale – est influencée par de nombreux facteurs environnementaux, sociaux et politiques, qui sont tous en jeu quand on parle de prévention du suicide. Prévenir le suicide, ce n’est pas qu’empêcher les gens qui y pensent de passer à l’acte. C’est aussi assurer des conditions de vie décentes pour toustes, et ça passe par l’accès au logement, aux soins de santé, à une alimentation saine – bref, par l’abolition des inégalités sociales et des oppressions.

Dans une société coloniale et patriarcale fondée sur la suprématie blanche, la santé des femmes, des personnes non binaires, des personnes autochtones, noires et racisées, particulièrement celles vivant en situation de pauvreté et celles dont le statut n’est pas régularisé, est souvent sacrifiée. L’accès à certains soins de santé – avortement, chirurgies d’affirmation de genre – est restreint. Les douleurs des personnes autochtones (notamment les femmes, sur qui sont parfois pratiquées des stérilisations forcées), noires et racisées, tout comme celles des femmes et des personnes queer, sont minimisées par plusieurs «spécialistes de la santé». De peur de perdre des votes aux prochaines élections provinciales, des politicien·nes blanc·hes qui se disent de gauche se désolidarisent de manifestations contre la brutalité policière et le profilage racial, au lieu de profiter de leur plateforme pour faire de la sensibilisation sur le sujet. Des journalistes et des professeur·es d’université déchirent leur chemise, comme pour exposer à toustes les mots «liberté d’expression», qu’iels auraient tatoués sur le chest, lorsqu’on leur demande d’éviter de dire le mot en N ou d’émettre un avertissement en début d’émission ou de cours. Iels vont même jusqu’à ridiculiser les personnes qui en font la demande. Le soir, iels rentrent à la maison regarder une série Netflix, laquelle sera précédée d’un avertissement de contenu sur le langage et les thèmes de l’épisode qui ne les offusquera ni ne les surprendra en rien. On n’en est pas à une contradiction près. Des industries polluantes s’installent près des quartiers pauvres, et les élu·es acceptent d’assouplir les réglementations sur la qualité de l’air. Qu’on se rappelle l’augmentation des normes de nickel dans l’air au Québec, en mai 2022, hausse qui affecte de façon disproportionnée les résident·es de Limoilou, un des quartiers les plus diversifiés de la ville de Québec, exposant sa population à des risques accrus de cancers pulmonaires, de troubles neurodéveloppementaux chez les plus petit·es et de problèmes cardiovasculaires chez les plus âgé·es. Ce n’est pas pour rien qu’on meurt plus jeune en basse-ville.

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Comment considérer notre propre santé lorsque tout autour nous signale qu’elle n’a pas d’importance? Comment, quand on sait très bien qu’elle n’est pas une priorité pour les dominants? J’ai sacrifié de nombreuses heures de sommeil pour terminer cette chronique. J’ai attendu quatre longues semaines en juin, à souvent ne pas pouvoir marcher sans avoir envie de pleurer de douleur, avant d’aller consulter un podiatre. Ça fait cinq ans que je repousse l’achat de mes lunettes. Je tiens tout ça de mon père, qui a aussi la tête dure quand il s’agit de sa santé. On a toustes deux internalisé à la perfection les valeurs capitalistes de dévalorisation de la vie et de productivité à tout prix, et elles sont difficiles à désapprendre. Il y a toujours un livre à écrire, une prise de parole à préparer, une échéance à respecter. On se reposera quand on sera mort·es, se lance-t-on avec un rire jaune, avant de se pencher sur le prochain texte à composer: un texte sur la fatigue, pour la rédaction duquel on n’aura que quelques semaines, malgré les examens universitaires et le travail, et dans lequel on plongera corps et âme parce qu’on y croit, malgré les conditions d’écriture contradictoires.

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La précarité à laquelle sont exposé·es les artistes, particulièrement celleux provenant de milieux défavorisés, n’aide en rien. Le milieu culturel pousse de nombreuses personnes à l’épuisement chronique. Pourtant, les mesures pour créer un climat de travail sain existent, et elles sont nombreuses: des échéanciers plus flexibles, des équipes au fonctionnement plus horizontal et la standardisation de la présence, sur chaque projet d’équipe, d’un·e gardien·ne du senti et/ou d’une personne à qui se confier en cas de violences. J’espère que de meilleures conditions de travail découleront du nouveau rapport de force créé entre les auteur·rices et leurs éditeur·rices, que devrait permettre la révision des lois sur le statut de l’artiste, obtenue en juin dernier. Ma réjouissance est toutefois prudente: même si cette victoire de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois apporte un vent de fraîcheur longuement attendu par les auteur·rices professionnel·les, les artistes de la relève et celleux opérant davantage dans les milieux underground et grassroots profiteront-iels de ces changements? En seront-iels informé·es? La responsabilité appartient à chacun·e d’entre nous de nous assurer que nos collègues et collaborateur·rices reçoivent la rémunération qui leur est due, qu’iels connaissent leurs droits et leurs ressources, et bénéficient de conditions de travail saines, appropriées à leur contexte personnel. À nous d’être à l’écoute des besoins et des limites des autres, de faire preuve de flexibilité, d’apporter du soutien lorsque des violences ou d’autres situations problématiques ou conflictuelles nous sont confiées. À nous d’aider les victimes à dénoncer et à régler ces problèmes. Peut-être alors pourrons-nous, collectivement, faire disparaître nos cernes.

À l’épuisement s’ajoute le trauma racial avec lequel plusieurs d’entre nous doivent composer, à force de subir des (micro-)agressions, tandis que circulent en ligne des images de membres de nos communautés qui se font violenter, que nous abandonnent des personnes et groupes qu’on croyait être nos allié·es, que notre parole est dévalorisée dans l’espace public, nos mouvements, récupérés et dépolitisés.

J’aimerais qu’on arrive à voir la suprématie blanche comme la culture du viol: un continuum de violence. Les micro-agressions ne sont pas déconnectées des macro. Tout comme les violences sexuelles, la violence raciale. lorsque tolérée, augmente. Dans ses manifestations les plus subtiles comme les plus intenses, elle ne peut être acceptée.

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Je parlais dans ma chronique précédente de l’importance de lier l’art (notamment l’écriture) aux mouvements sociaux, lorsqu’on désire créer du changement, et je me permets aujourd’hui de m’éloigner du ton habituel de mes chroniques pour faire exactement cela.

Cet automne, le Collectif 1629, un collectif antiraciste dans lequel je m’implique à titre de co-coordinateur·rice, lance une campagne de levée de fonds pour créer un programme de soutien d’accès aux soins de santé mentale et aux soins spirituels pour les personnes noires de la région de Québec en situation de précarité financière. Inspiré·es par le Black Healing Fund, créé en 2020 à Tiohtià: ke/Mooniyang (Montréal), nous désirons récolter un minimum de 30000$, qui seront ensuite redistribués de façon aléatoire aux personnes qui feront une demande. Rendez-vous sur la page Facebook du collectif pour en apprendre davantage sur ce projet et le soutenir financièrement 1 – ou mieux, pour vous y impliquer.

Parce que la solidarité active et les luttes antiracistes sont essentielles à la prévention du suicide.

 


Laura Doyle Péan a participé à plusieurs productions avec l’Espace de la Diversité et avec Les Allumeuses, collectif féministe. Artiste multidisciplinaire, poète et activiste, l’auteur·rice haïtiano-québécois·e s’intéresse au rôle de l’art dans les transformations sociales. Son premier recueil, Cœur Yoyo, est paru aux éditions Mémoire d’encrier en 2020, et était finaliste au Prix des enseignants de français 2021. Sa traduction, Yo-yo Heart, est désormais disponible en précommande chez The 87th Press.

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