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Mes étranges années avec Marie-Claire Blais

Mes étranges années avec Marie-Claire Blais
Dossier

N’eût été mon travail de journaliste, aurais-je lu en entier les dix romans du cycle de Soifs de Marie-Claire Blais? En toute honnêteté, je ne crois pas. Je n’en suis encore qu’à la moitié de la Recherche de Proust, et Blais appartient à la même espèce d’écrivains, assez rares, qui ont des exigences envers les lecteurs, à qui ils offrent en retour la plus haute expérience de la littérature. Je remercie donc mon métier de m’avoir obligée à lire un chef-d’œuvre que j’ai vu se construire sous mes yeux, pendant vingt ans.

Il s’est passé quelque chose d’important entre moi et ce cycle, que j’ai commencé en toute naïveté, sans savoir du tout dans quelle aventure je me lançais. J’ai interviewé Marie-Claire Blais pour la première fois en mai 2001, à la parution du deuxième tome, Dans la foudre et la lumière. Nous étions alors encore dans cette fascination du passage à un autre millénaire, quelques mois avant cet événement déterminant, les attentats du 11septembre, qui allait justement déterminer à rebours le moment où nous avions basculé dans le xxiesiècle, comme nous avons l’habitude de dire que le XXe siècle a véritablement commencé avec la Première Guerre mondiale.

En fait, nous sortions d’une longue décennie où le terme «fin de siècle» se lisait sans arrêt dans tous les journaux et magazines. On semble maintenant oublier à quel point nous étions alors attardés dans une posture assez blasée, très «fin de siècle» justement, comme pour correspondre à l’esprit du temps. Nous parlions peu de l’avenir, sinon pour craindre une chose, le Bogue de l’an 2000, qui allait avoir lieu dans un horizon très rapproché. Beaucoup aussi annonçaient pompeusement la mort de la littérature.

Marie-Claire Blais, elle, vivait déjà dans le deuxième millénaire, plongée dans le projet littéraire le plus ambitieux de sa carrière. Elle avait deviné l’accélération de nos vies, notre confusion mentale, notre lourd héritage dont on pensait se délester, qui allaient donner la forme à sa série romanesque. «On doit déjà dire le siècle passé, m’avait-elle confié lors de cette première entrevue. Je ne le vois pas comme un siècle défunt, mais comme un siècle dont nous sommes responsables, qui est dans notre vie, immensément. Dans notre conscience.» Dix romans plus tard, nous comprenons qu’elle savait très bien ce qu’elle voulait faire. Tous les livres de Soifs sont hantés par les catastrophes, tragédies et combats du siècle précédent, qui jettent une lumière particulière sur les événements de l’actualité dont Blais s’inspire. Elle donne à ces événements récents, toujours transformés par l’écriture et pas bêtement épinglés dans un livre, une profondeur de champ nécessaire à nos esprits amnésiques.

Pour cet entretien, en bonne jeune pigiste angoissée, j’avais pris soin de lire Soifs avant de lire Dans la foudre et la lumière. J’étais incroyablement intimidée, car c’était la première fois que j’interviewais une écrivaine que j’avais dû lire à l’école. Marie-Claire Blais, c’était Une saison dans la vie d’Emmanuel, d’abord et avant tout, ce roman familial gothique qui m’avait fait forte impression et qui avait fixé dans ma tête l’image cauchemardesque de la Grande Noirceur. Chaque fois qu’on célèbre les grosses familles québécoises de cet ancien temps où tout semblait meilleur, selon certains, c’est la terrible grand-mère Antoinette regardant avec ironie la marmaille pendue à ses jupes qui me revient. J’étais intimidée mais, même si on m’avait prévenue, je ne m’attendais pas à rencontrer un monument mille fois plus timide que moi, simple journaliste. Si l’humilité est souvent la marque des grands, on peut dire que Marie-Claire Blais est d’une grandeur titanesque, et j’ajouterais qu’en même temps, j’ai rarement rencontré une écrivaine qui avait aussi à cœur son métier, et un si beau respect des lecteurs, quelque chose qui ne s’est pas démenti à chacune de nos rencontres.

Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais avec ce cycle, je n’avais pas compris l’ampleur du projet. Au départ, cela devait être une trilogie. Forcément, à chaque nouveau titre, on venait me voir un peu en panique pour que je m’occupe de Marie-Claire Blais, puisque j’étais la seule à avoir lu les titres précédents. Et ça fait vingt ans que ça dure! C’est presque devenu une blague, et quand j’ai su que le dixième titre viendrait clore la série, j’ai eu envie de me faire fabriquer un t-shirt «J’ai bu tout Soifs de Blais» pour souligner l’exploit. Certaines années difficiles, je voyais arriver le nouveau roman de Blais avec un peu de découragement, sachant d’avance qu’il allait me demander beaucoup. Et parfois, il tombait au bon moment, après quelques lectures décevantes, pour me redonner foi en la littérature.

BlaisPhoto : Sandra Lachance

Car aucun des romans de Soifs n’est faible. Les titres eux-mêmes sont d’une grande poésie dont je ne me lasse pas. Augustino ou le chœur de la destruction, Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, Mai au bal des prédateurs, Le festin au crépuscule… Chaque fois, il fallait me mettre en état de lire la longue phrase blaisienne pleine d’énergie, prendre une grande respiration et plonger dans les méandres complexes des pensées des personnages que l’on dirait fusionnés les uns aux autres, tels des métaux qui auraient fondu après avoir été soumis à une grande chaleur (le réchauffement climatique?). Certains personnages m’intéressaient moins, j’en retrouvais d’autres avec bonheur (particulièrement l’émouvante bande de drag queens, que Blais dépeint comme d’authentiques artistes), et toujours Daniel l’écrivain tenait le fil d’Ariane dans le labyrinthe, sorte d’alter ego de Blais également engagé dans le projet fou d’un grand roman intitulé Les étranges années. Son fils Augustino, convaincu d’être d’une génération sans avenir, lui aussi écrivain, est dans la colère et l’engagement auprès des pauvres, tandis que son père est persuadé que «la beauté demeure encore très résiliente». J’aime penser qu’Augustino incarne d’une certaine façon la jeune écrivaine qu’a été Marie-Claire Blais, beaucoup plus dure à ses débuts, comme si Daniel et Augustino, dans leur querelle, étaient les deux facettes de cette femme qui écrit sans relâche depuis plus de soixante ans.

Quand je dis qu’il n’y a rien de faible dans les romans de Soifs, c’est que même si certains personnages me rejoignent moins, ils forment ensemble un tout parfaitement cohérent, ils sont tous à la même échelle humaine, sans hiérarchie. C’est l’écriture de Blais et la forme qu’elle a créée qui permettent une égalité totale entre des êtres si différents. Ils sont tous de la même île, comme nous sommes tous dans le même bateau de l’Humanité; personne n’est laissé derrière, car chacun a droit à sa voix et, dans la structure de ces romans sans point et sans chapitres, ces voix sont liées les unes aux autres pour former en quelque sorte une symphonie d’où est absente la morale. Il y a un peu de l’amor fati de Nietzsche dans le grand œuvre de Blais, cet amour du destin dans lequel nous sommes tous engagés. Je ne sais par quel miracle elle réussit à nous donner cette impression, malgré la longue énumération des horreurs et des injustices de notre monde. On ne sort jamais d’un roman de Blais complètement dévasté, mais toujours avec ce sentiment de la tragique beauté de l’existence. Le sentiment que, malgré tout, nous avançons.

Il y a des écrivains qui nous accompagnent pendant toute notre vie. C’est beaucoup plus rare pour un lecteur d’avoir le privilège d’accompagner une œuvre au fur et à mesure de sa construction. Car l’autre chose qui m’impressionne chez Marie-Claire Blais est qu’elle aurait pu devenir une écrivaine embaumée par les institutions, éclipsée par un ou deux classiques enseignés à l’école. On traite assez mal au Québec les écrivains vieillissants, dans notre obsession médiatique des jeunauteurs, encore plus lorsque ce sont des femmes. Envers et contre tout, dans l’acharnement de sa vocation, Blais nous a imposé dix romans magistraux, qui ont prouvé qu’elle était au sommet de son art et complètement de son temps, bien plus que beaucoup de ses jeunes contemporains. Elle nous a forcés à ne pas détourner le regard ni d’elle ni de ce qui nous arrive. Pour tout dire, l’obligation de lire Blais m’a ouvert les yeux sur son importance, et ces dix romans font partie de l’une des plus belles aventures de lecture de ma vie. Nous savons aujourd’hui qu’elle sera célébrée non seulement pour avoir œuvré à la Révolution tranquille, mais aussi parce qu’elle aura été l’une des écrivaines visionnaires du XXIe siècle. À cela, on ne peut répondre qu’une chose: Respect. ♦

 

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