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Méconnais-toi toi-même

Méconnais-toi toi-même
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Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

 

«On ne peut pas se voir
si on ne regarde pas vers l’extérieur.»

– Sony Labou Tansi, Encre, sueur, sang et salive

Il y a la mère et demie

Au Zaïre1 de Mobutu Sese Seko, au début des années 1970, la dictature a beau décider du lever et du coucher du soleil, un démon lui résiste: l’amour. Et lorsque deux jeunes enseignants se croisent à la sortie d’un culte dominical catholique, Paul, vrai faux timide mais grand séducteur devant l’Éternel, tire le premier. Anash, la très jolie Anash, n’a pour toute armure que son sourire. Mal lui en prendra.

«L’amour dure trois ans», clamera Frédéric Beigbeder?

En leur temps, ces deux-là auront tenu la dragée haute aux prédictions les plus pessimistes. Ils feront mieux que tripler le chiffre fatidique. De leur amour, je serai le fruit premier. Né à la Saint-Jean-Baptiste sans soupçonner qu’entre les deux tourtereaux d’antan, l’avenir se conjugue déjà au passé. Sans me douter, à l’ombre de l’homme qui me lit Michel Strogoff avant de se pencher sur mon résumé d’Ali Baba et les quarante voleurs, que le beau couple qui faisait naguère se retourner les têtes n’est plus qu’un lointain souvenir.

«Le mariage, mon garçon, c’est que de la fumée, rien d’autre!», lancera ma mère des années plus tard. Mauvaise langue, je lui rétorquerai: «Qui Paul embrasse, mal étreint.»

Avant de disparaître du paysage comme un personnage des Mille et une nuits, mon père, lecteur boulimique et admirateur de Bernard Pivot, m’a transmis la passion des livres. Un virus contre lequel ma mère se garde bien de prescrire un vaccin. Comme sa sœur Suzanne qui vit avec nous et que j’adore, ma mère joue au théâtre avec Les Perles Noires. Le soir, je donne la réplique à ces dames, les aide à mémoriser leurs textes. Ainsi accueillons-nous dans la famille tantôt le Camerounais Guillaume Oyônô Mbia (Trois prétendants… un mari), tantôt le Français Emmanuel Roblès (Montserrat). Il y a du bonheur dans l’art.

Je me découvre désespérément nul au soccer. À dix ans, mon roman sur les surfaces de réparation pourrait s’intituler L’angoisse du gardien de but au moment du penalty. Si ce n’est que, contrairement au héros du classique de Peter Handke, je suis celui qui laisse ses plumes au gardien de but adverse. Maillon faible avéré, mes copains m’envoient valser quand vient le moment de constituer l’Invincible Armada. Tant pis: armé d’une boîte de conserve percée, j’amuse la galerie en singeant le journaliste sportif de La Voix du Zaïre, la radio d’État. Échaudé par un public qui grossit d’un derby à l’autre, je m’invente un futur où je parcours le monde à arracher des interviews aux dieux des stades.

En salle de classe, je donnerais une jambe en échange du pouvoir magique de disparaître lorsque Monsieur K, mon instituteur de cinquième année, passe de la dictée française à ce casse-tête chinois que l’on appelle «problème».

Je m’évade.

Je réécris Michel Strogoff en prenant soin de remplacer le tsar par Mobutu Sese Seko, le Guide du Zaïre. Les méchants Tartares de Jules Verne deviennent «les ennemis de la révolution zaïroise» que le parti unique nous conjure d’abhorrer.

J’écris des poèmes.

Jusqu’au jour où Monsieur K me surprend et me somme de remplir un cahier de deux cents pages avec la phrase suivante: «Je n’écrirai plus mes poèmes ridicules pendant les leçons de calcul.» «Tu… tu te prends pour Senghor?», fulmine-t-il, l’œil mauvais, réussissant presque à dompter son virulent bégaiement.

Je connais Léopold Sédar Senghor, père de l’indépendance du Sénégal. J’ignore alors qu’il est le plus grand poète d’Afrique.

Convoquée séance tenante, ma mère, après avoir lu et relu la «pièce à conviction», aura ces mots qui résonneront longtemps au plus profond de moi: «Pas pendant les leçons, mais tu continues, d’accord? Qui sait si ton père qui est à l’origine de tout ça ne tombera pas un jour sur un livre avec ton nom dessus… Qui sait si ce n’est pas un livre de toi qui lui fera comprendre la bêtise qu’il a commise de nous abandonner?»

Le prêtre qui aimait les arts

À douze ans, mes camarades et moi jouons dans une pièce de théâtre dont j’ignore qu’elle changera ma vie. Voilà dix-huit ans que Nelson Mandela croupit au bagne de Robben Island. Les armes et les larmes de Soweto raconte les émeutes raciales d’un township aux portes de Johannesburg.

Nous glorieux peuples blancs d’Afrique du Sud
Réunis autour du parti du renouveau national
Ayant pour politique l’apartheid
Prenons l’engagement solennel
De préserver la variété des races et des cultures
Voulues par Dieu…

Telle est l’antienne que nous reprenons à l’envi, alors que notre metteur en scène, le révérend Frère H, jeune prêtre charismatique et féru de culture, éveille nos jeunes consciences au sort des Noirs d’Afrique du Sud. Révérend Frère H qui a supplié ma mère de le laisser «faire de ce bonhomme le grand monsieur qu’il est déjà».

Notre pièce fait un tabac dans le diocèse où je vis avec ma mère, mes deux sœurs et mon frère cadets. Frère H, qui est aussi mon professeur de français, de même que mes petits camarades me pardonnent de ne pas être Diego Maradona, l’enfant prodige du soccer argentin. À moi qui interprète l’avocat «blanc» des étudiants noirs condamnés à la peine capitale par le régime suprématiste du pays de Mandela, ils collent un surnom: maître Johansson.

«Grande sœur Anash, ton fils est fait pour le barreau, il faudra l’envoyer à la fac de droit. Je le vois d’ici défendre la veuve et l’orphelin.»

Dans les yeux de ma mère, une mer nommée fierté.

Trois décennies plus tard, lorsque Avocats sans frontières Canada m’offrira le poste de représentant en Haïti, ma mère voudra savoir à quoi joue Dieu là-haut.

Frontière, es-tu là?

Sur le campus de l’Université de Kinshasa, ma passion pour le théâtre a trouvé un exutoire dans les procès fictifs.

Mon étalon n’est pas Molière, mais un certain Jacques Vergès. Autrefois résistant, puis militant anticolonialiste, le Franco-Algérien a été l’avocat, entre autres, du nazi Klaus Barbie et du terroriste international Carlos. Ce redoutable plaideur, que les combattants indépendantistes algériens avaient surnommé «Mansour» (le Victorieux), suscite une fascination sans bornes chez l’étudiant que je suis. Sa verve, son intrépidité à se lancer à corps perdu dans des causes que le commun des avocats juge perdues d’avance n’ont d’égal que le panache avec lequel il théorise sa désormais célèbre «défense de rupture».

Avec Vergès, l’accusé se fait accusateur. Il dénie toute légitimité au tribunal. Il prend la société à témoin. Avec l’art et la manière. On le voudrait Acquittator. Il sera Conquistador.

Vergès, défenseur passionné des «monstres», est-il un monstre qui se cache derrière un théâtre codifié nommé prétoire? Mon père (revenu dans le décor depuis quelques années) y va d’une analogie: «Pas plus que les personnages malfamés de tes fictions ne font de toi un salaud.» Suzanne, ma tante que j’appelle affectueusement Mama-Nzambi («Dieu-Ma-Mère» en kikongo), tempère: «Il restera toujours des limites à ne pas dépasser, cher maître. Ni le droit ni l’art ne permettent de bafouer ce qui fait de nous des êtres d’humanité.» Je comprends que la vérité, si elle existe, est logée dans le subtil interstice que les écrivains et les écrivaines tentent de trouver depuis la nuit des temps.

Plus tard, je prendrai du plaisir à croquer aussi bien Modéro le chanteur avec J’irai danser sur la tombe de Senghor (L’Interligne, 2014), que Mark De Groof, figure du colon belge sans scrupules, avec Dans le ventre du Congo (Mémoire d’encrier, 2021).

Mes fictions s’écrivent désormais à un rythme moins soutenu. L’ex-Zaïre va à vau-l’eau. Charles Djungu Simba, un romancier que la dictature garde dans son collimateur, a campé une satire2 dans un enfer verdoyant baptisé Oyombokaté («Ceci-n’est-pas-un-pays»). Mes parents en sont persuadés: diplôme de droit en poche, c’est en Occident qu’il faut aller fourbir ses meilleures armes. «Tu appartiens à l’horizon insaisissable et personne n’y peut rien», dira mon grand-père maternel, au moment des adieux.

Une pile de manuscrits et les derniers cd de mes artistes de cœur dans la valise (Koffi Olomidé, Céline Dion, MC Solaar…), j’embrasse le pays de Tintin. Entre les amphithéâtres de Louvain-la-Neuve et la Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg, je découvre la vieille Europe. Si l’effervescence intellectuelle y est à l’image de ce dont j’étais témoin depuis l’Afrique, voici un monde qui semble douter de sa pérennité comme pôle civilisationnel. Me frappe, entre autres, une certaine doxa autour de la figure de «l’étranger» sur fond de repli identitaire. Ici, le demandeur d’asile a été remplacé par le «migrant». À Paris, polémistes et politiciens d’une droite qui se proclame décomplexée vont jusqu’à préempter le mot du poète martiniquais Aimé Césaire. Ils évoquent un processus «d’ensauvagement3» de la société française.

La Belgique n’est pas en reste. Par certains aspects, le corpus des droits de la personne que m’ont servi mes professeurs se décline comme l’antithèse de ce que j’observe dans la capitale de l’Europe. Une métropole quadrillée par les statues de Léopold II, le roi qui s’octroya autrefois la terre de mes aïeux à titre de propriété privée avant d’y installer l’horreur. À la RTBF, l’émission qui tient en haleine la Belgique francophone a été baptisée Tout ça (ne nous rendra pas le Congo)4.

Ma Belgique est aussi celle des amitiés qui se nouent pour la vie. Celle où, comme au Congo, des amis qui lisent les textes que j’écris dans la solitude hivernale tentent de me convaincre de me tourner vers un éditeur. Si j’ai quelque obsession, elle n’a rien à voir avec les mots d’encouragement que m’avait lancés autrefois ma mère. Des mots qu’elle rappellera à ma mémoire défaillante un soir d’octobre 2015, en apprenant que huit ans après avoir quitté le territoire de l’ancienne puissance coloniale, mon premier roman était honoré à l’intérieur des murs de l’Hôtel de Ville de la capitale du Canada.

Qui ne cherche pas (se) trouve

Ma mère, Dieu-Ma-Mère, ma compagne et mes amis savent que c’est sur un malentendu, ou plus exactement à l’issue d’un sympathique chantage, qu’un beau jour le lecteur compulsif que je demeure a accepté de relever le défi de la publication. Mon arrivée au Canada y a fortement contribué. Depuis, j’y prends un plaisir nourri par toutes les rencontres qui jalonnent les chemins que me font emprunter mes livres. D’Ottawa à Saint-Malo en passant par Jérémie, en Haïti, le juriste que je suis devenu a vu s’ouvrir devant lui un univers dont il n’avait aperçu qu’une fulgurance à la lecture de La vie et demie, de Sony Labou Tansi. C’était à treize ans, là-bas, dans la petite bibliothèque de l’Alliance franco-zaïroise de la ville de Kikwit.

Mais si vous croyez que ce que je viens de raconter signifie que j’ai «appris» le métier de romancier, vous n’y êtes pas du tout. Je suis un accident. Je suis un auteur qui s’est trouvé en ne (se) cherchant pas. Je suis un écrivain qui ne sait pas grand-chose de comment il faille écrire. Je n’ai pas étudié en lettres, je ne me suis jamais assis dans un atelier d’écriture pour apprendre les gammes sous le regard bienveillant d’un écrivain expérimenté.

Je suis entré en littérature par effraction, en marge de mon rêve d’avocat. Certes, il y a des lectures qui ont déclenché un électrochoc dans mon esprit étant jeune – Sony Labou Tansi et Gabriel García Márquez –, mais il n’y a pas eu d’apprentissage au sens conventionnel. Je n’ai reçu pour seule «accréditation» que les échos des lecteurs, un quitus qui m’autorisait à me sentir légitime. Ce même quitus qui m’interdit de laisser le syndrome de l’imposteur brouiller ma vue devant l’aquarelle inachevée du pays de l’enfance.

Lorsqu’une idée me prie de lui fournir une poignée de personnages dignes d’une fiction, je ne me demande pas si ça prend la tête à Papineau. Je procède de la seule manière que je connais.

J’écris à l’oreille, comme ces brasseurs de rumba congolaise à qui personne n’a appris le solfège; comme ces ébénistes qui rabotent le bois jusqu’à obtenir le lissage parfait du meuble qu’ils ont promis à un être cher. J’écris comme d’autres dansent ou se shootent à la pornographie. J’écris comme il m’arrive de chanter sous la douche ou en cuisinant un poulet à l’arachide. Si ça sonne faux, j’ajuste, histoire de m’assurer que la mélodie qui s’en dégage s’arrime à celle qui monte du fond de mes tripes. Adossé à ma bibliothèque où sommeillent les plus grand·es, je tente de convoquer la magie dont les déesses et les dieux créditent les vingt-six lettres de l’alphabet. Je parle de cette cabale qui veut que la même histoire livrée par deux mains distinctes accouche ici d’un récit envoûtant, là-bas d’un ersatz de prose qui vous tombera des mains deux paragraphes à peine après l’incipit. La suite n’est que littérature, et partant, appartient aux lectrices et aux lecteurs.

  • 1. Nom par lequel le Congo (République démocratique du Congo) a été désigné entre1971 et 1997.
  • 2. Charles Djungu Simba, On a échoué, Paris, L’Harmattan, coll. «Encres noires», 2002.
  • 3. Dans Discours sur le colonialisme (1950), Césaire explique que le colonialisme entraîne le «progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent» européen.
  • 4. Émission consacrée au documentaire du réel depuis 2002. L’expression se veut une remarque désabusée et nostalgique sur le monde qui change, l’analogie visant ici à faire constater aux Belges que de la même manière que leur pays n’a pu conserver le Congo et ses richesses fabuleuses, on ne pourra jamais retrouver ce que l’on a perdu.
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