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Maxime Raymond Bock, maître de chantier

Maxime Raymond Bock, maître de chantier
Dossier

En ouvrant pour la première fois le document Word de 320 pages qui allait devenir Morel, j’ai tout de suite eu l’impression vertigineuse de me retrouver au sommet d’un monument, et j’ai rapproché tous mes dictionnaires de ma table de travail comme j’aurais revêtu un harnais et un casque de sécurité, pour me donner une certaine contenance. J’arrivais en «inspectrice des travaux finis» (j’adore cette expression française, qui raille celleux qui critiquent le résultat sans avoir participé à la tâche), alors que tout dans ce texte avait été pesé, pensé avec soin, et porté par une langue aussi humble qu’érudite. Maxime est un artisan, c’est ce dont j’aimerais d’abord témoigner ici. Pour lui, l’écriture est avant tout du travail, beaucoup de travail, qu’il abat avec cœur et rigueur, sans hésiter à convoquer les expertises nécessaires, à faire de son texte un grand chantier collectif.

Je me suis moi-même attelée à la tâche en décortiquant une phrase après l’autre, pour m’assurer que chacune des tournures était resserrée comme un boulon, que rien ne compromettait leur équilibre, leur souffle long – qu’elles étaient aussi virtuoses que les chantiers qu’elles décrivaient, leurs différents segments liés par d’habiles parataxes. Que chaque phrase s’imbrique bien, c’est une chose, mais la structure de Morel est un échafaudage encore plus complexe que celle de sa syntaxe: nous parcourons la mémoire d’un homme, par des entrelacements temporels, à l’image d’un trajet qui serpente entre des souvenirs («ainsi fonctionne la mémoire, avec culs-de-sac, histoires en suspens, intrigues irrésolues et disparitions inopinées» – Morel). Le saut d’une époque à l’autre survient toujours soudainement, mais avec une fluidité impressionnante: Maxime réussit à nous faire remonter trente ans plus tôt, au détour d’une page, sans que nous perdions le fil. S’il est un artisan de la langue, il en est également un de la structure romanesque qui tient debout, solide, malgré sa complexité. Pour poursuivre la métaphore du chantier, Maxime est à la fois l’architecte, le contremaître, le soudeur et le tireur de joints; il sait travailler le détail avec minutie tout en gardant un regard d’ensemble.

Seager

Il reconnaît aussi le travail des personnes ayant participé au chantier, travail d’ordinaire invisible: en lisant la page de remerciements à la fin de l’ouvrage, c’est comme si on découvrait, au pied d’un édifice montréalais, la liste des ouvriers y ayant fait couler un peu de leur sueur.

Mon rôle là-dedans était celui d’une inspectrice: je relevais les passages où ça coinçait – les constructions syntaxiques qui manquaient d’huile, les mots qui n’étaient pas parfaitement justes, les répétitions que Maxime ne voyait plus à force de côtoyer chaque jour, depuis des mois, le même manuscrit. J’adore le travail éditorial qui force à mettre les mains dans la pâte du texte, et permet de comprendre son fonctionnement, sa logique interne, quasiment organique. Dans le cas de ma collaboration avec Maxime, j’ai eu l’impression, par cette plongée dans son univers, de bénéficier d’une grande leçon d’écriture.

Je donne un atelier de création cet automne et, pour que les étudiant·es profitent du savoir-faire raymondbockien, j’ai numérisé tout un florilège; nous allons voir comment Maxime s’y prend pour décrire la ville à vol d’oiseau, comment il narre une course-poursuite pour que la fluidité de l’expression s’accorde à la rapidité du mouvement, comment il «fait parler» ses personnages de manière à ce qu’on entende toute la texture de leur oralité. Morel est un texte qui dévoile généreusement ses rouages à qui s’y attarde; n’importe quel passage peut être creusé, analysé, retourné dans un sens ou dans l’autre. Je le sais pour avoir eu la chance de participer à l’excavation.

Seager

Je peux vous garantir une chose: rien n’y est laissé au hasard. On a longuement discuté du choix d’un terme ou d’un signe de ponctuation (n’essayez pas de faire avaler un point-virgule à Maxime Raymond Bock). Tous ces débats ont été passionnants, mais lorsqu’on s’arrête à chaque ligne, la lumière au bout du tunnel des 94000 mots ne cesse de s’éloigner. Ce qui m’impressionne quand j’ouvre désormais la belle brique jaune qu’est devenu Morel, c’est l’extrême limpidité du résultat final: malgré sa complexité, le texte nous offre aussi le luxe de faire filer les pages si vite qu’elles peuvent presque nous éventer par journée chaude.

C’est un peu cette impression que j’éprouve quand je croise à Montréal une des constructions décrites dans Morel; si je peux encore passer mon chemin, m’engouffrer dans la station Papineau ou le tunnel La Fontaine, simplement concentrée sur mon emploi du temps, en typique citoyenne de notre époque présentiste, la lecture de Morel a conféré une profondeur historique à mes déplacements. Ce n’est pas quelque chose dont j’ai tout à fait conscience; c’est plutôt une vague impression qui s’est déposée en moi, de manière imperceptible mais permanente, comme trame de fond. Où que je me trouve, d’autres époques défilent dans mon angle mort – le paysage se transforme en accéléré, les bulldozers détruisent des bâtiments que je n’ai vus que sur des photos d’archives, les tours d’habitation poussent en projetant sur nous une ombre grandissante. En relevant la tête, j’aperçois les minuscules silhouettes des ouvriers brodées sur la structure de métal, et je me rappelle que chacune de ces existences mériterait d’être racontée. Heureusement que la littérature est là pour percer des fenêtres dans ces tours ternes et nous donner accès à toutes ces vies qui ne sont pas la nôtre, qui se meuvent dans la sourdine du trafic.

 


Kiev Renaud a publié deux romans aux éditions Leméac, Pratique d’incendie (2021) et Je n’ai jamais embrassé Laure (2016). Elle travaille comme directrice littéraire pour Le Cheval d’août et mène un stage postdoctoral à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur le portrait littéraire dans son rapport privilégié à la mémoire.

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