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Marie-Courage

Essai libre
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J’ai tendance à oublier que je suis courageuse. Je suis courageuse, encore et encore, malgré tout ce qui m’a placée en marge et aurait pu me faire abandonner. Petite, ma mère m’appelait Marie-Courage. J’avais peur des autres, je n’appartenais à aucun groupe, j’étais celle qui regardait les enfants de loin dans la cour d’école. J’étais invisible, même pas besoin de jouer à la cachette. Récemment, pendant une crise de larmes, j’ai essayé de me rappeler certains mantras encourageants, mais ce qui m’est venu à l’esprit, c’est Marie-Courage. J’ai donc répété «Marie-Courage, Marie-Courage», jusqu’à ce que je m’endorme; je me suis bercée toute seule, parce qu’en fin de compte, il n’y a que moi qui sache vraiment bien comment me consoler. C’est probablement une chance, cette solitude. Être une enfant unique, avoir vécu longtemps sans colocataires, avoir été célibataire durant la plus grande partie de ma vingtaine. Je connais les trucs, je suis une magicienne, j’ai appris à faire disparaître le lapin pour mieux le cacher dans le fond du terrier.

Toujours prise entre deux gangs, je suis celle qui est l’amie de tout le monde, mais qui revient chez elle seule. À mes dix-huit ans, trop curieuse pour me morfondre chez moi, je sortais au Drugstore dans le Village et je quittais le bar après quinze minutes passées à me demander ce que je faisais là, seule, une bière cheap à la main. Dans ma vingtaine, je me suis souvent sauvée alors que des hommes m’abordaient pour m’offrir un cocktail, quitte à finir ça par une poursuite dans la rue, à me faire crier des «salope» par-ci et des «tease» par-là. J’aurais aimé que ce soit plus facile, que je puisse poser des punaises multicolores sur les lieux accueillants d’une carte sans frontières. Des années plus tard, alors que l’idée d’investir des lieux queer qui m’ouvriraient grand leurs bras n’est plus vraiment présente à mon esprit, je me retrouve sur TikTok à regarder de courtes vidéos d’adolescentes qui font leurs coming out. Gaie un jour, gaie toujours, chassez le queer et il revient au galop, you can run but you can’t hide1.

Les bars ou les salles de spectacles montréalais, en activité ou fermés: Notre-Dame-des-Quilles, le Royal Phénix, le Cagibi, la Vitrola, le Drugstore, le Parking, le Unity, le Ritz PBD.

Les universités, les départements d’études féministes: l’UQAM et l’IREF, Concordia et l’Institut Simone de Beauvoir.

Les lieux d’édition: Mœbius, Triptyque (coll. «Queer»), Remue-ménage, Héliotrope, Hamac, Hashtag, La Mèche.

Les projets et évènements: Fierté Montréal, Pervers/cité, Queering the Map, Fantasia, les Filministes, la librairie l’Euguélionne, Lez Spread The Word.

Les soirées Bareoke, Glitter Bomb, Gender B(l)ender, le défilé de la Fierté, Où sont les femmes.

Les univers des séries télévisées: Féminin/Féminin, Unité 9, Orange Is the New Black, RuPaul’s Drag Race, Queer Eye for the Straight Guy.

Les plateformes en ligne: Broadly, Tumblr, Instagram, TikTok.

Le roller derby, la balle molle, la ringuette.

Fleur

Photo : Oumayma B. Tanfous

Bien sûr, mes exemples sont forcément tirés de mon expérience de femme attirée par les femmes. Mais le queer, c’est quoi? Est-ce un ramassis de clichés, comme les paillettes, le drag, se baigner nue dans les chutes gaies, exposer son poil d’aisselles et ses seins sur Instagram, aimer Céline Dion ou St. Vincent ou Xavier Dolan ou Mado? Ou encore, serait-ce une variété d’éléments personnels, une façon de vivre hors des normes, de colorier en dépassant les contours du dessin? La définition du queer est propre à chacun et chacune, mais pour moi, la description de base ressemble à celle donnée par Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard dans l’ouvrage QuébeQueer, qu’ils ont dirigé:

Si, au départ, le queer s’attachait à l’orientation sexuelle, retournant l’injure adressée aux gais et aux lesbiennes, alors traité·es de queer dans le monde anglophone par des homophobes cherchant à les discréditer en soulignant leur prétendue bizarrerie, étrangeté, excentricité ou bien leur aspect tordu, de travers, force est de constater qu’aujourd’hui, le queer embrasse plus large2.

J’ai une amie, J, qui s’énerve de voir son entourage, des social justice warriors aux intellectuel·les, vouloir tout analyser sous la loupe du queer. Je comprends sa position, puisqu’il est clair que le queer semble être dans l’air du temps. Mais si le queer fait l’étude des marges et qu’il est un porte-voix pour ces communautés marginalisées, peut-on vraiment s’indigner qu’on s’y attarde? Comme pour plusieurs formes de militantisme qui passent de l’underground au mainstream, il y aura automatiquement des personnes qui voudront coopter le mouvement sans avoir les compétences ou les expériences nécessaires. Ce qui agace aussi mon amie J, entre autres, c’est l’idée que l’on appose l’étiquette «queer» sur ce qui sort le moindrement de l’ordinaire. C’est une position que comprennent bien Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard dans leur ouvrage, en expliquant que le queer n’est pas seulement une transgression sans intentions: «Le queer est affaire de perspective et s’inscrit dans un projet subversif éthique.» Une autre amie, S, une artiste visuelle, se plaint quant à elle que l’on parle du travail des artistes queer dans les médias pendant que les créateurs et créatrices en question ne sont jamais invité·es dans les structures grand public de diffusion de l’information. C’est une bonne observation qui appuie le sentiment de J, comme quoi certain·es s’approprient un peu le queer comme on revêt un costume d’Halloween. Dans un monde idéal, on donnerait la parole aux personnes directement concernées, mais il ne faut cependant pas oublier que, comme tout cadre théorique, le queer, la théorie du moins, est finalement une paire de lunettes que l’on peut mettre ou enlever à sa guise. De plus, l’introduction des théories queer étant plutôt nouvelle dans les sciences humaines, il m’apparaît évident qu’il faut continuer à creuser le sujet pour dénoncer les injustices et les systèmes de domination à l’œuvre, ne serait-ce parce que «le queer cherche à démanteler le monde de valeurs en place parce qu’il est fondamentalement injuste, et du fait qu’il résulte d’appareils de gestion normatifs qui, en hiérarchisant, instituant la valeur des êtres humains, survalorisant les un.e.s, disqualifiant les autres», écrivent Boisclair, Landry et Poirier Girard.

À la fin de ma première session en création littéraire à Concordia, j’ai remis mon projet final d’atelier de poésie sous la forme d’un zine qui relatait plusieurs de mes souvenirs de bars du centre-ville. Plus précisément, l’action des poèmes se déroulait sur le boulevard Saint-Laurent, la Main, que mes collègues de classe découvraient, eux et elles qui n’avaient majoritairement pas grandi à Montréal. En quelque sorte, c’était une carte géographique de mes mauvaises décisions, souvent encouragées par ma consommation hors de contrôle d’alcool et de drogues. La professeure de cet atelier avait été une extraordinaire source d’inspiration: elle nous faisait écrire avec des contraintes originales et elle nous lisait des poètes et poétesses originaires du Canada qui m’étaient jusque-là inconnu·es. Parallèlement à mes apprentissages académiques, je vivais aussi mes premières expériences de vie littéraire: colloques dans le département d’anglais au sixième étage du bâtiment de la bibliothèque, soirées de poésie au bar Blizzarts, micros ouverts au café-bar Kafein, lancement de la revue littéraire The Void à l’ancienne taverne Midway, pendant que des travailleuses du sexe performaient des actes sexuels dans la salle de bain.

Quelques années plus tard, le Blizzarts s’appelle maintenant le Barbossa, le Kafein est fermé et la taverne Midway a été rénovée et réaménagée en bar à cocktails dispendieux. Les journaux littéraires universitaires existent encore, mais les lieux où se rassemblent les communautés étudiantes et littéraires ont changé. C’est peut-être le propre des institutions vouées à la culture de disparaître, faute de financement. Pour ce qui est des bars et des cafés, la hausse des loyers montréalais y est probablement pour quelque chose. Le temps passe et j’oublie certainement des endroits qui ont pourtant déjà occupé une place importante dans ma vie. Qu’est-ce qu’un lieu queer? Est-ce qu’il s’agit simplement d’organiser un évènement queer dans un endroit pour que celui-ci devienne automatiquement queer lui aussi? Le queer en appelle forcément à la communauté, puisque c’est le nombre qui permet aux laissés-pour-compte de se faire entendre. En se regroupant entre individus en marge, il est alors possible de (sur)vivre de façon autosuffisante. Dans l’introduction d’un ouvrage pionnier de la réflexion sur la géographie culturelle LGBTQ+, Mapping Desire3., David Bell et Gill Valentine affirment: « L’existence des endroits et établissements queer doit être comprise comme une action collective, une "communauté", fonctionnant de manière à subvertir le paradigme dominant, soit l’espace dominé par les hommes hétérosexuels.» (Traduction libre de l’autrice.)

Récemment, mon fil Instagram a été inondé de photos d’une bière de la Brasserie Harricana aux couleurs de Lez Spread the Word, un organisme LGBTQ+qui édite notamment le magazine du même nom. LSTW n’est pas MTLblog et Harricana n’est pas Molson; il s’agit donc d’un partenariat qui profite aux deux petites entreprises. Si dans le contexte actuel, acheter c’est voter, il nous reste à choisir qui encourager. Entre communauté et allié·es se glisse souvent l’éléphant (rose) dans la pièce, comme Justin Trudeau assistant au défilé montréalais de la Fierté en 2016… S’afficher pour des causes sociales augmente le capital de sympathie. Être queer, ça fait gagner des points au jeu du capitalisme. Cependant, je constate un engouement de la part des communautés visées qui relève plus de la soif de représentation que du vote économique. Le mot se passe qu’un certain établissement est queer friendly. Par exemple, même si j’étais trop gênée pour parler aux lesbiennes du Cagibi, ça ne veut pas dire que je m’empêchais d’aller y dépenser mon argent en café latte et chili maison. Le classique de la soirée queer friendly veut qu’elle soit PWYC/Pay what you can, contribution volontaire. Ainsi, un établissement qui reçoit un évènement accepte de ne pas se mettre beaucoup d’argent dans les poches.

Outre les difficultés financières, peut-être que l’aspect éphémère des lieux queer est en lien avec un désir moins grand des personnes queer de coloniser l’espace, de s’approprier des lieux physiques, puisque les minorités ont moins souvent connu l’expérience de la possession de biens matériels qui les représentent. L’éphémère ou le nomade donne l’opportunité de se transformer, de se réinventer chaque fois. Et bien sûr, comme au jeu de la taupe, le fait de pouvoir se réinstaller ailleurs rapidement et avec peu de moyens permet d’échapper aux forces de l’ordre qui voudraient réguler ou réglementer les endroits ou les évènements queer. La popularité des (faux) bars clandestins des dernières années témoigne d’un engouement pour les sensations fortes, l’impression de transgresser les règles… Or, il ne faudrait pas oublier que pour les membres de la communauté LGBTQ+, il est parfois encore dangereux de s’afficher en public. Si les touristes sans grande imagination n’ont pas de réticence à payer des frais d’entrée de 20$ pour boire des boissons médiocres dans un faux donjon du Vieux-Port, c’est leur affaire. Les queers se garderont bien de faire connaître leurs plus récentes découvertes en matière de havre de paix.

Bien qu’étant une industrie comme une autre, le milieu littéraire partage avec la scène queer de maigres moyens pour se déployer. À mon sens, une soirée de lectures dans un lieu queer est le mariage parfait entre deux parents pauvres. Tout le monde écrit et tout le monde tombe en amour; mais tout le monde n’est pas auteur·rice et tout le monde n’est pas queer. Au-delà de la réappropriation de l’insulte ou de la revendication d’être en marge, le queer est une identité politique qui, on l’espère, pourra rendre la société plus juste pour tous et toutes. Dans le sillage de Judith Butler qui voit le corps comme étant formé et anticipé, l’aspect performatif de l’identité queer implique des changements constants. Les lieux culturels et géographiques ressentent les effets de ces transformations. À l’avenir, il est fort à parier que les espaces queer attireront l’attention publique sur l’accessibilité des lieux: l’ouverture aux personnes neurodivergentes, aux femmes enceintes, aux personnes âgées, à celles en fauteuil roulant, aux malentendant·es ou aux aveugles… Il faut aussi repenser la façon dont on aménage l’espace en tenant compte des considérations écologiques. Le queer, c’est aussi sonner l’alarme sans jamais baisser les bras.

Un élément important à garder à l’esprit dans la lutte queer, c’est qu’être en marge ne veut pas dire être seul·es. Car seul·es, nous n’y arriverons pas. Finalement, être prise entre deux gangs, ça relève de la polyvalence et de l’empathie, qui sont les meilleurs tours de magie que j’ai appris de ma vie de Marie-Courage.

 


Marie Darsigny est diplômée de l’Université Concordia (BA) et de l’Université du Québec à Montréal (MA) en littérature et études féministes. Elle est l’autrice de A Little Death Around the Heart (Metatron, 2014), Filles (Écrou, 2017) et Trente (Remue-ménage, 2018).

  • 1. Citation attribuée au boxeur américain Joe Louis lors d’un combat en 1946. Elle appartient maintenant à la culture populaire et se retrouve dans les paroles de maintes chansons.
  • 2. Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Gillaume Poirier Girard (dir.), QuébeQueer. Le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2020.
  • 3. David Bell et Gill Valentine, Mapping Desire: Geographies of Sexualities, Londres, Routledge, 1995.
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