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Marie-Claire Blais, l'amie prodigieuse

Marie-Claire Blais, l'amie prodigieuse
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Nous venons de quitter la Librairie Gallimard à Montréal, où a eu lieu le lancement de notre livre d’entretiens, Les lieux de Marie-Claire Blais, en présence des amis et aussi des sœurs de Marie-Claire, chaleureuses et volubiles. Nous sommes au Sofitel, le 3février 2020, devant un verre de pinot grigio. Le Théâtre Ubu, dirigé par Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, a offert au public les dernières représentations de la pièce adaptée du cycle Soifs, et déployée selon un dispositif complexe jouant sur divers plans scéniques. Les spectateurs retenaient leur souffle. Marie-Claire, assise au premier rang, a assisté à presque toutes les représentations, se prêtant de bonne grâce, certains soirs, aux séances de discussions à l’issue du spectacle. Hélène et Julie ont tenu à nous accompagner afin de saluer leur amie avant son retour à Key West, prévu le lendemain. C’est quelques semaines à peine avant la pandémie. Aucune de nous ne peut prévoir que cet au revoir est un adieu. Et moins encore que cet adieu sera définitif. C’est la même Hélène (Dorion) qui, un soir de novembre 2021, m’a téléphoné pour m’annoncer la triste nouvelle. J’étais sans voix.

J’ai eu du mal à croire à sa disparition. Ses derniers messages étaient encourageants. Elle parlait peu de sa santé, sinon pour dire qu’elle avait d’excellents médecins, que son pied guérissait, qu’elle irait bientôt mieux, et qu’elle prenait des forces pour vaincre l’anémie qui la menaçait. Marie-Claire, dans sa vie comme dans ses écrits, savait obstinément entretenir l’espoir au cœur de l’adversité. Nous échangions des enregistrements de musique, des photos de cafés, de chats. Elle m’envoyait les couvertures des éditions de ses livres en différentes langues et les articles la concernant, notamment en Italie ou en Allemagne où, au cours de la dernière année, elle avait eu droit à l’attention des plus grands médias. Elle vivait pour écrire, ce métier que l’un des personnages de Soifs, Daniel, désigne comme «la plus haute destinée». Et sans lequel la narratrice des Manuscrits de Pauline Archange risquait «de n’avoir existé pour personne». Ce soir-là au Sofitel, alors que son roman Petites cendres ou la capture était sous presse, elle me parla de celui qui allait devenir le personnage central de son prochain roman, Un cœur habité de mille voix (Boréal, 2021), un transsexuel qu’elle venait de revoir à Montréal et dont elle voulait traduire la souffrance d’exister. Elle avait toujours une œuvre en gestation. Au plus fort de l’ouragan Irma qui a dévasté l’île de Key West en 2017, elle était revenue dans sa maison dès le lendemain du passage de la tornade pour achever le dernier tome de Soifs. Sur une photo qu’elle gardait précieusement, on la voyait seule devant un amoncellement d’arbres fracassés, silhouette fragile et impérissable.

Marie-Claire Blais a toujours été pour moi l’amie prodigieuse dont la présence, épisodique, n’a pas cessé de m’accompagner. Nous avions suivi les mêmes cours à l’Université Laval durant quelques mois, admiré les mêmes professeurs, fréquenté les mêmes amis. À cette époque, elle vivait dans un studio près de la rue des Remparts, juste à côté de l’endroit où se donnaient les cours. Sur une musique de Paganini, elle me lisait les pages qu’elle venait de composer.

Au fil des années, nous nous voyions à l’occasion de colloques, de rencontres d’écrivains au Québec, aux États-Unis ou en Europe. À Paris surtout, nos chemins se croisaient plus fréquemment, puisqu’elle s’y rendait tous les automnes pour le lancement de ses livres au Seuil, en présence de son fidèle éditeur et ami, l’écrivain René de Ceccatty, et pour le jury du prince Pierre de Monaco. Pour ma part, le jury annuel du prix Senghor justifiait mon déplacement. Nous y avions nos habitudes, au Chai de l’abbaye, aux cafés Buci et Laurent, où se trouvait jadis le légendaire Tabou, dans ce quartier rendu célèbre par ses maisons d’édition et qu’elle affectionnait particulièrement.

Photo Sandra LachancePhoto | Sandra Lachance

Le 5 octobre 2019, nous avions fêté ses quatre-vingts ans au Procope. Devant les portraits de Voltaire et de Diderot, elle m’avait rappelé le souvenir de ses amis disparus, ces écrivains qui, dès ses premières années parisiennes, l’avaient encouragée et soutenue.

C’est lors d’une de nos rencontres à Montréal que j’ai eu l’idée d’interroger Marie-Claire sur son propre parcours, de façon à ce qu’elle puisse en dessiner elle-même le tracé. J’avais d’abord songé à entreprendre une biographie, mais la perspective de raconter l’ensemble d’une vie m’effrayait, car je craignais de fixer ce qui était toujours en mouvement. Elle a accepté de bonne grâce de se plier à l’exercice, malgré la réticence qu’elle éprouvait à parler d’elle-même. Nous avions convenu que nous nous retrouverions pour enregistrer dans quatre des lieux où elle avait habité: Québec, Paris, Montréal et Key West. Le premier entretien s’est déroulé à Québec le 8 novembre 2016, le jour de l’élection de Donald Trump – Marie-Claire Blais y était l’invitée d’honneur d’un colloque intitulé «Journées internationales de Marie-Claire Blais». Les premiers résultats, arrivés au moment où nous terminions l’entrevue, lui avaient d’abord permis de croire qu’Hillary Clinton, pour qui elle avait une grande admiration, réussirait à l’emporter. Sa déception a été immense. Ce fut le point de départ de son essai À l’intérieur de la menace, qui lui valut le Prix de la revue Études françaises en 2018.

Marie-Claire Blais est l’auteure d’une œuvre considérable, saluée dès le début comme exceptionnelle. Son premier livre, La belle bête, en 1959, retient l’attention du réputé critique américain Edmund Wilson, qui la présente, dans le New Yorker, comme peut-être un génie («possibly a genius»). Le même journal, quelques décennies plus tard, en 2019, la désigne comme l’une des plus singulières et des plus originales parmi les écrivains de fiction contemporains. Après plus de soixante titres déployés dans tous les genres, Une saison dans la vie d’Emmanuel, couronné du prix Médicis en 1966, vient d’être réédité au Seuil dans une collection prestigieuse1. Étrange destin que celui de la poète, romancière et auteure dramatique dont l’œuvre s’élabore dans la durée, sans concessions aux modes littéraires, telle une arme sourde engagée dans la survie de l’espèce. Une œuvre immense, décrivant un monde de contrastes et de contradictions, habitée de personnages dont l’angoisse est doublée d’un immense appétit de vivre.

Sensible au «langage intérieur des personnages», ainsi qu’elle décrit sa recherche, et à leurs pensées secrètes, cette écrivaine à l’œuvre phénoménale, inspirée de Proust, Woolf et Faulkner, mais aussi solidaire des écrivains phares de la littérature québécoise que sont Roy, Hébert et Ducharme, son complice et correspondant durant plusieurs années, a également été une militante attachée à dénoncer les inégalités sociales et la souffrance des exclus. À cela s’ajoutent des qualités humaines de générosité et d’empathie qui en ont fait un être d’exception. Puisse cette amie prodigieuse demeurer encore longtemps parmi nous grâce à ses écrits et à une œuvre dont on commence à peine à mesurer l’ampleur.

 


Lise Gauvin est écrivaine et musicienne. Elle a récemment publié Les lieux de Marie-Claire Blais (Nota bene, 2020) et un roman, Et toi, comment vas-tu? (Leméac, 2021). Elle est également l’autrice de la préface de la réédition d’Une saison dans la vie d’Emmanuel (Seuil, 2021) et du Roman comme atelier: la scène de l’écriture dans les romans francophones contemporains (Karthala, 2019), dont un chapitre est consacré à l’œuvre de Marie-Claire Blais. Elle a obtenu en 2020 la Grande médaille de la francophonie décernée par l’Académie française.

  • 1. Marie-Claire Blais, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Paris, Seuil, coll. «Points/Signatures», 2021.
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