Aller au contenu principal

Marcher au dessus de l'abîme

Micro-essai

J’ai toujours l’impression que nous avançons dans le brouillard, sans savoir ni d’où nous venons ni où nous allons, que les ressorts de l’Histoire sont cachés, que nous échouons à séparer le neuf de l’ancien, à distinguer le mensonge de la vérité. Nous rechignons à entendre parler de la réalité, préférons nous bercer d’illusions. Voilà pourquoi je n’écris pas pour changer le monde, mais pour le comprendre, et pour comprendre ce qui nous arrive. J’essaie de voir clair, de regarder le monde tel qu’il est, et non tel que je voudrais qu’il soit, en sachant bien que la lucidité, comme l’écrivait René Char, est la blessure la plus rapprochée du soleil.

J’ai écrit Bienvenue au pays de la vie ordinaire (Leméac, 2017) pour prendre la mesure de la situation du Québec, pour rendre compte de l’étrange apaisement qui s’emparait de lui, alors que les restes d’idéalisme s’évanouissaient sous nos yeux. C’était avant la CAQ, alors qu’il ne restait déjà plus de la Révolution tranquille que la tranquillité satisfaite.

J’ai écrit L’empire invisible (Leméac, 2020) parce que je sentais que nous nous mentions au sujet des États-Unis, que nous aimions croire que nous avions affaire à un empire décadent, alors qu’il suffisait de le regarder en face pour savoir qu’il ne s’effondrait pas, qu’il était en train de se métamorphoser. Grâce aux innombrables réseaux qu’il déployait autour du globe comme autant de filets (ou de webs), l’empire travaillait à sa propre invisibilisation. Nous n’avions plus besoin d’aller vers l’Amérique pour devenir américains; c’est l’Amérique qui venait à nous, par des voies dématérialisées, pour s’établir au plus près de notre imagination et de notre pensée.

Le travail de compréhension dont je parle n’est pas accessoire; ce n’est pas un caprice d’intellectuel, mais le préalable à toute action. C’est la faute la plus courante des impatients: ils oublient de comprendre ce qu’ils prétendent changer, peut-être parce que le combat pour le changement est devenu une affaire «de niche», un projet réservé aux initiés, détaché de ceux-là mêmes qu’il s’agit de servir – si bien que trop souvent, le remède trouvé est pire que le mal à guérir. Certains diront que c’est le prix à payer pour que le monde change, que la Révolution en vient toujours à dévorer ses enfants. Je veux aussi que les choses changent. Reste que je préférerai toujours les enfants à la Révolution. Si je cherche à comprendre le monde avant de le changer, c’est qu’il change déjà de lui-même, considérablement, à un rythme que nous ne contrôlons pas.

L’enjeu premier de mes livres se résume ainsi: que le monde ne change pas sans nous, qu’il ne devienne pas un lieu hostile et inhumain, mais demeure notre monde, où les enfants pourront vivre et rêver d’amour et de liberté.

Je conçois le travail de l’essayiste comme celui d’un funambule, sujet à la fois terriblement fragile et extraordinairement souverain, qui s’avance au-dessus de l’abîme. L’essayiste sait que la vérité de son art, que sa beauté et son sens ne se trouvent pas à l’une ou à l’autre des extrémités auxquelles son fil est attaché, mais en chemin entre les pôles, dans le va-et-vient qui réunit les contraires au sein d’un même mouvement dialectique. C’est seulement au prix de cette tension, presque insoutenable, qu’il trouve son équilibre: c’est là, sans appui, qu’il se repose. Le funambule doit trouver le point de vue idéal, situé ni trop haut ni trop bas, ni trop près ni trop loin, une sorte de balcon métaphysique depuis lequel jeter sur le monde un regard à la fois lucide et empathique. C’est qu’il ne lui suffit pas de savoir s’arracher à l’ordinaire de la vie et de s’élever; il doit aussi se rappeler, à chaque instant, qu’il fait partie du monde qu’il observe, que la «hauteur» dont il jouit ne lui offre aucune immunité, qu’il n’échappe pas à l’humanité commune. Comme le funambule, l’essayiste demeure soumis à la loi de la gravité: c’est à force de tentatives ratées et de blessures, de chutes et de revers qu’il parvient à trouver son équilibre.

L’essai est toujours une tentative sans garantie de succès, un test, comme on le dit des essais menés en laboratoire: l’échec fait partie de l’expérience. Voilà qui explique que les plus grands essayistes (Montaigne, Vadeboncoeur, Bouchard, Rivard) n’ont pas écrit avant d’avoir beaucoup vécu, et souffert aussi. Il faut avoir été brisé par la vie, avoir perdu l’équilibre un nombre incalculable de fois, avoir chuté jusqu’à devenir boiteux, comme Jacob au terme de sa lutte avec l’ange, pour enfin savoir avancer sur cette ligne du risque tendue sous ses pieds.

Je n’écris pas pour changer le monde, disais-je, j’écris pour le comprendre. Mais peut-être – et je dis bien: peut-être – que faire l’effort de comprendre le monde, c’est toujours déjà le changer.

 


Mathieu Bélisle est essayiste et professeur de littérature.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF