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Malheur sur le sentier des Ravages

Malheur sur le sentier des Ravages

Avec Proies, Andrée A. Michaud nous ramène dans ce petit coin près de la frontière états-unienne où elle a situé son roman le plus célèbre, Bondrée (Québec Amérique, 2014).

Polar

Avec Proies, Andrée A. Michaud nous ramène dans ce petit coin près de la frontière états-unienne où elle a situé son roman le plus célèbre, Bondrée (Québec Amérique, 2014).

Ce devait être le meilleur moment des vacances, le jour tant attendu où Judith, Alexandre et Abigail, grand·es ami·es d’enfance dans l’été de leurs seize ans, partiraient camper seul·es dans les bois, aux abords de la rivière Brûlée, à une dizaine de kilomètres du village. Le père de Jude avait conduit les adolescent·es en voiture jusqu’au champ de Pit Saint-Cyr et les avait regardé·es s’éloigner sur le sentier des Ravages, jeunes insouciant·es chantant leur joie de vivre et leur liberté provisoirement acquise. Et lui, le père, avait senti l’angoisse monter à sa gorge, comme une mauvaise prémonition.

Car nous sommes dans un roman d’Andrée A. Michaud et, sous la douceur de la mousse, dans les reflets scintillants de la rivière qui chante en contrebas, se cachent des terreurs honteuses, le goût du sang et l’archétype primal d’un monde déchiré entre proies et prédateurs. Le soir, autour du feu, Jude, Abe et Alex se sont raconté des histoires de fantômes, c’est bien normal; mais quand l’angoisse s’est invitée dans la clarté du soleil de midi, à l’occasion d’une baignade où la peau brûlait comme sous l’effet d’un regard concupiscent, ou bien lors de la découverte de bonshommes sourire grimaçants gravés dans l’écorce, le jeu a pris une tout autre tournure.

La communauté bouleversée

Au village, la vie continue: c’est la fête annuelle; on danse, on boit, on cherche l’âme sœur. Mais quelque chose dans le ciel a déjà enregistré le drame qui s’annonce, un nuage sombre avertit ceux et celles qui savent le lire que l’irrémédiable se prépare. Alors que l’orage s’abat sur la région, les parents des trois ados ont de plus en plus de mal à chasser leurs inquiétudes, tandis que dans les bois, un homme est lancé dans une partie de vie ou de mort avec eux.

À ce moment, le roman n’est qu’à son premier tiers; ce qui intéresse l’écrivaine, c’est de raconter les suites de cette nuit d’enfer, ses impacts sur la vie collective et individuelle, celle des parents, de la rescapée, des voisin·es soupçonneux·ses, de l’inspecteur bredouille, voire de l’assassin lui-même et de ses rares proches. Avec une voix narrative qui suit chacun des personnages, omnisciente et cependant parfois limitée dans ses possibilités de tout savoir, Michaud poursuit les idées présentes dans ses précédents livres: les crimes brisent l’équilibre; lorsqu’on massacre la jeunesse ou la féminité, il y a rupture du contrat entre les humains, mais aussi avec les lieux qu’ils habitent. Alors que Routes secondaires (Québec Amérique, 2017) explorait ces échos sur le très long terme – dans ce roman, les murmures d’un crime ancien et jamais connu s’entendaient à peine dans le frémissement de l’humus et au fond de quelques verres de whisky –, Proies s’attache aux effets immédiats, tandis que les événements pourraient encore advenir différemment. Quand les battues n’ont rien donné, quand on n’a recueilli aucun indice pour identifier le criminel, il reste les rumeurs, les intuitions, la douleur et, surtout, ce pressentiment: il faudra bien que quelque chose se passe, qui mette un point final à l’histoire.

L’éthique de la victime

Les lecteur·rices de Michaud reconnaîtront son imaginaire fictionnel attaché à faire surgir le crime au milieu d’une nature presque sauvage, là où les instincts meurtriers se libèrent. L’autrice fonde ses livres sur cette donnée que des hommes tuent des femmes parce qu’elles sont des femmes. Mais elle ne l’aborde pas de manière documentaire: dans la vraie vie, les femmes se font tuer dans des situations beaucoup plus quotidiennes. Michaud crée plutôt un théâtre de la catastrophe, ici celui de la forêt, avec ce qu’elle porte encore, pour les humains, de fantasmes d’un monde indompté, lesquels grignotent peu à peu l’esprit. Dans ces circonstances, les jeunes gens comprennent vite que leur rôle est celui de la proie, et leur agresseur endosse avec conviction celui du prédateur.

Dans l’élaboration romanesque de Proies, ce qui a retenu mon attention est que, malgré l’horreur de leur situation, l’écrivaine ne s’acharne pas sur ses trois victimes – même si, bien entendu, ça ne va pas fort pour elles et lui –; au contraire, d’une certaine façon, et jusqu’à une fin que je ne dévoilerai pas, elle en prend soin. Il n’est pas criminel de torturer des femmes de papier jusqu’à plus soif (ou, ici, des adolescent·es vulnérables), mais la posture qui consiste à déjouer ces attentes, à narrer, à distance respectueuse, sans intrusion, ce que vivent les victimes, me paraît finalement plus complexe et audacieuse. J’y ai vu aussi une éthique d’écriture qui m’a donné envie d’y réfléchir.

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Andrée A. Michaud
Montréal, Québec Amérique
2022, 344 p., 29.95 $