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Ma cour de récréation

Coucher sur papier

La liberté artistique n’est pas la liberté d’expression. Je n’ai pas immédiatement compris en quoi cette distinction était pour moi, pour quelques-uns, une question de survie. Cette différence que je peux saisir presque organiquement me fait du bien, me rend, au moment d’écrire, la certitude de le faire de plein droit. L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) distingue en premier lieu la «liberté d’imagination». Pas parce que l’art serait inconséquent ou coupé du monde, mais pour une raison précise, qui tient à la nature de l’expression artistique: l’art est une expression dont la source, la motivation et le sens échappent «un peu» à son créateur. Ce n’est pas du romantisme; c’est un patient constat. Ce que j’écris est «un peu» à mon corps défendant.

L’imagination n’est pas une machine obéissante. Ce que j’écris n’est pas toujours ce que je voudrais écrire. Ce que j’imagine n’obéit pas seulement à ma volonté. Je le sais parce qu’il m’arrive aussi d’écrire des discours, des conférences, et des chroniques dans Lettres québécoises. Je fais de mon mieux pour que mes mots traduisent ma pensée, pour qu’ils soient intelligibles et mesurés, je me relis, je me censure. Prendre la parole publiquement, c’est être responsable de ce que je dis, en assumer pleinement le sens. Mais quand j’écris un roman, je ne veux ni mesure ni logique, mon récit n’est pas un discours. C’est toi, lecteur, qui le transformeras en discours (et en images, et en plein de choses qui n’appartiennent qu’à toi). À l’instant où il prend forme en moi, le roman est un agencement de fantasmes et de jaillissements. Déplacements, condensations, figurations. Il n’est rien d’autre qu’un compromis entre ce que j’ai besoin de faire, ce que je veux faire et ce que je peux faire. Il est une succession d’images et d’intuitions transcrites à la vitesse de ma main; un rêve handicapé, un peu gauche, passé au tamis d’une imprimante enrouée. Bref, il est comme il peut. Il ne me donne pas forcément satisfaction si ce n’est que, sorti de moi, il n’y est plus, et me laisse un peu d’espace pour respirer.

Ce récit où je me débats durant des mois, des années avant de te l’abandonner, il est ma cour de récréation. Celle que je me donne à moi-même pour jouer en échappant à ton regard, à celui de mes collègues, de mes étudiants, de mes parents, de mes amis, du réseau social qui l’objectivera. Une fois que je lui aurai donné une forme, comme on range sa chambre (ça prend du temps), je l’étalerai aux yeux de mes juges potentiels, la peur au ventre, et je serai, quelques mois, obsédée par leur verdict. En attendant, au moment où je le fais, fiche-moi la paix, veux-tu? Ne viens pas t’immiscer entre moi et moi pour me dicter des étalons de morale et de correction. Je ne veux pas dompter mon imaginaire pour le rendre correct. Je ne veux pas, dans l’écran de mon ordinateur, voir surgir l’ombre des critiques que je recevrai plus tard. Je refuse de les intérioriser, de les anticiper, et de tailler ma fiction pour la faire entrer dans le cadre normatif de qui la jaugera. Je refuse de me demander si mes personnages féminins sont assez emblématiques de l’émancipation des femmes, si mes personnages masculins sont trop blancs, si leur sexualité est assez égalitaire, si ma littérature est trop ethnocentrée ou suffisamment vegan friendly. J’ai déjà un surmoi, je n’ai pas besoin d’un chaperon.

Comme citoyenne, j’essaie d’être une bonne personne, bien-pensante, d’ailleurs d’accord avec toi sur plein de choses. J’ai une conscience politique, je vote, je suis éprise de justice sociale, je prône la tolérance, la défense des faibles et le vivre ensemble. Je fais de mon mieux pour me défaire des traditions injustes avec lesquelles je suis venue au monde. Je donne aux mendiants, je sors mes poubelles à la bonne heure et j’essaie de ne pas faire trop de bruit pour ne pas déranger ma voisine. Mais n’essaie pas de me rendre responsable de cette part d’inconscient et d’imaginaire qui échappe à mon contrôle et se fait jour sur papier. Imagine que je vienne te demander de quoi tu as rêvé la nuit dernière ou que j’explore ton historique de connexion YouPorn afin de juger ta moralité à l’aune de tes fantasmes. Eh bien, écrire des romans, c’est un peu s’exposer à ça.

Les artistes font un sale boulot. Pas autant que les éboueurs ou les politiciens, me diras-tu, mais ils se chargent de remuer ce qui croupit au plus profond des êtres. Qui va fouiller ces parties honteuses de notre anatomie psychique et sociale, si les artistes ne s’y collent pas? Je pense à ces œuvres insupportables et pourtant nécessaires: dans les années 1970, A Clockwork Orange. Dans les années 1990, American Psycho. Ce mois-ci le dernier film de Lars von Trier, The House that Jack Built, qui m’a torturée et secouée. J’ai réussi à rester dans la salle jusqu’au bout, car je pense comme lui que «la pire chose qui puisse arriver à une société est qu’on n’y parle plus de certains sujets. Le bon goût, le politiquement correct, ne doit pas arrêter les films…» ni les livres.

Notre cour de récréation, c’est un peu les égouts de la tienne. Si tu viens y jeter de temps à autre un coup d’œil en nous expliquant qu’on n’a pas le droit de jouer à la guerre ou au docteur parce que dehors, c’est mal vu, non seulement tu nous gâches le plaisir, tu nous culpabilises, tu nous crées des complexes, tu nous obliges à refouler, mais tu fais aussi du mal à ton monde, qui s’engorge de tous les rebuts, de tous les tabous, dont nous détournons les yeux en attendant qu’ils nous explosent au visage. Nos cours de récréation (les théâtres, les romans, les films, les opéras, les chansons d’amour…) sont faites pour cela: circonscrire le jeu, évacuer le trop-plein d’énergie, de désir, d’agressivité, d’angoisse… Si tu nous empêches de jouer nos tragédies dans cette arène privilégiée où elles ne tuent personne, si tu refuses d’y jouer avec nous virtuellement parce que c’est laid, que ça fait peur, tu t’exposes à ce qu’on finisse par aller y jouer un jour dans la rue. La catharsis est contemporaine de la démocratie. Et si je sors mon gun ou mon stéthoscope, gaffe; je t’assure, mon stylo est bien moins dangereux, tu as tort de te méfier de lui, il est doué d’empathie. Essaie plutôt de le faire tourner entre tes doigts, note le dernier cauchemar qui t’a hanté au réveil et, surtout, ne le juge pas. ♦

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