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L'océan final

Répondez honnêtement à cette question: vous donnez rendez-vous à un être aimé dans une quinzaine d’années, selon vous, la personne sera-t-elle présente le temps venu?

Littératures de l'imaginaire

Répondez honnêtement à cette question: vous donnez rendez-vous à un être aimé dans une quinzaine d’années, selon vous, la personne sera-t-elle présente le temps venu?

Cette interrogation est au cœur d’Un océan de minutes, premier roman de Thea Lim, dont XYZ propose une traduction signée Christophe Bernard. Nous sommes dans un 1981 alternatif et appauvri où la compagnie TimeRaiser a «tenté d’enrayer la pandémie en inventant le voyage dans le temps», mais seulement à destination du futur. L’œuvre se déploie autour de Polly et de Frank, qui forment un couple particulièrement uni. Ils promettent de se retrouver douze ans plus tard sur une plage du Texas cinglée par les vagues. Les sauts temporels n’excèdent généralement pas cette durée, sauf lorsque d’infortuné·es passager·ères sont réacheminé·es. C’est le sort qui guette Polly, tandis qu’elle s’embarque pour 1992 afin de sauver la vie de Frank. Sans son sacrifice, qui implique de travailler à reconstruire les États-Unis des années 1990, son conjoint ne pourra pas recevoir les soins onéreux qui lui permettront de guérir d’une grippe mortelle. Les pandémies sont d’ailleurs dévastatrices dans cet ouvrage originellement paru en 2018 à Penguin Random House Canada, bien avant l’émergence du coronavirus, ce qui lui fait revêtir un caractère prophétique.
 

Réassignée dans un 1997 fort différent de celui que nous avons connu (les États-Unis sont devenus un univers quasi postapocalyptique), Polly essaie à tout prix de rejoindre Frank. C’est son but, son phare parmi les traumas incessants de ce nouveau monde injuste, encore plus misérable que celui de 1981. Les États-Unis et l’Amérique sont désormais deux pays distincts. Par conséquent, la protagoniste vient d’un territoire qui n’existe plus: elle est «partie avant la formation de l’Amérique, ipso facto, [elle] ne p[eut] donc pas être citoyenne».

L’inventivité de Lim à dépeindre cet univers reconfiguré saisit: sa plume est portée par le romantisme et un soupçon de réalisme magique. Pas à pas, Polly multiplie les tentatives pour revoir Frank. Car l’héroïne, candide (peut-être un peu trop par moments?), est convaincue – ou souhaite demeurer convaincue – que l’on peut donner rendez-vous à quelqu’un dans dix-sept ans. Et promettre, avant d’entrer dans la capsule temporelle: «[O]n se rejoin[t] de l’autre côté[,] [o]n se voit là-bas.»

La permanence du passé

Des allié·es appuient Polly dans ses recherches, dont son employeur Baird (à sa manière), Norberto, celui qui deviendra son mari d’apparat, et plusieurs collègues H-I (la classe d’ouvrier·ères la moins nantie) qui habitent avec elle dans des conteneurs. Le nombre de personnages secondaires est relativement peu élevé pour une fiction de près de quatre cents pages. Cela accentue le caractère intimiste de la quête de Polly. Néanmoins, dans certains passages – l’autobus des travailleuses ou le centre de cyclisme, par exemple –, les foules m’ont semblé tracées à traits trop flous. Les dialogues ont parfois ce même aspect indéfini: des blocs qui manquent un peu de détails, de précisions, d’incarnation. Mais ce sont mes uniques réserves concernant une œuvre qui m’a laissée admirative, à l’instar de Station Eleven (Alto, 2017), d’Emily St. John Mandel, qui fraie avec un thème similaire. Et dans le cas de Lim, il s’agit d’un premier roman!

Une insondable somme de jours

L’écrivaine dépeint avec une acuité poignante les relations humaines et le temps qui s’écoule, enlace ou effrite les échanges. Le livre fait naître une mer de vertiges face au passé et aux vagues à venir, qui peuvent prendre une infinité de formes. Qui sera vraiment Frank dix-sept ans plus tard? Si retrouvailles il y a?

Le récit de Lim, soyeux, vibre de vérités. Il propose une histoire ample et intelligente qui convoque avec bienveillance des thèmes essentiels, dont l’immigration, par la métaphore de la «chronomigration». La dualité est aussi un motif central, Polly atterrissant en 1998, son esprit scindé en deux trames temporelles distinctes, comme «si elle était venue ici à pied depuis 1981» (remarquez au passage l’humour fin qui transparaît dans le roman). Un océan de minutes fait montre de moyens exceptionnels ainsi que d’un imaginaire chatoyant, comme les enveloppes des plus émouvants coquillages. Le sable n’est-il pas un assemblage de matières qui furent jadis denses, solides? Et ne refond-on pas l’or à l’infini, portant ainsi les bagues et les chaînes des ancêtres de nos ancêtres?

Personnellement, comme Polly, je souhaite croire que mon amoureux serait au rendez-vous dix-sept ans plus tard, à la marée basse. Debout dans «la fin des temps [sur] une plage cendreuse». Malgré les grippes. Malgré les minutes qui filent tels des tsunamis. Malgré l’apocalypse.

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Article au format PDF
Thea Lim
Traduit de l'anglais (Canada) par Christophe Bernard
Montréal, XYZ
2021, 376 p., 27.95 $