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Lire et relier

Nous avons invité Diane Régimbald à réfléchir à son parcours en partant de quelques citations, certaines tirées de ses propres œuvres; d’autres, d’ouvrages qui semblaient entrer en résonance avec ses préoccupations.

Thématique·s
Entretien

Nous avons invité Diane Régimbald à réfléchir à son parcours en partant de quelques citations, certaines tirées de ses propres œuvres; d’autres, d’ouvrages qui semblaient entrer en résonance avec ses préoccupations.

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Lettres québécoises: Si nous commencions par deux vers tirés de La seconde venue, qui nous semblent porteurs de plusieurs de vos questionnements: «Je cherche le livre / de la ressemblance humaine». Comment ces mots se rattachent-ils à votre travail en général? Comment les reliez-vous, aujourd’hui, après plusieurs années, plusieurs ouvrages publiés, à votre vie de poète, de citoyenne, de femme, d’intellectuelle, d’humaine?

 

Diane Régimbald: Ces deux vers sont très jabésiens. Je lisais, il y a trente ans, Edmond Jabès, notamment le cycle des sept volumes constituant son Livre des questions, et Les mille et une nuits. Ces œuvres traduisent ma quête de sens et mon grand espoir d’une humanité ouverte au vivant et à son voyage cosmogonique. On dirait que les traversées des territoires inhabités invitent à des incursions dans le champ imaginaire du rêve, là où l’ailleurs existe pour insuffler un espace de liberté aux lieux communs, à la réalité du quotidien. Je cherche un livre d’espoir ici et je continue à vouloir lire et relier ce qui nous tient comme communauté d’esseulé·es. C’est le grand paradoxe de l’humain, sa solitude et sa communauté.

Le livre est une page du monde qui touche à une universalité lorsqu’il propose un microcosme. Il est engagement de la pensée en raison de toutes les histoires de désastres et de violences qui m’affectent en tant qu’humaine, nous affectent tous·tes profondément. Dire cela, c’est nommer mon désir d’aller où je suis multiple, de rejoindre l’ensemble de ce que je suis comme femme qui traverse la patience des jours. «Je cherche» est un processus auquel je n’échappe pas; «le livre» sert de mentor, de bouclier contre la bêtise, de fouille archéologique, de symbole à éluder, de désaliénation; «de la ressemblance humaine» – proximité, correspondance, connexion, tous synonymes des liens qui nous unissent – seconde l’appel à être intègre, par une vérité de nommer les choses, les êtres en équilibre sur le seuil d’une porte à ouvrir. Car la poète et ses rôles pluriels dans l’existence – femme, mère, citoyenne engagée, intellectuelle, amie – se jouent dans l’absolu du présent.

Ainsi, depuis ce premier livre, La seconde venue, mes appels à écrire ont été du côté de l’intime, par un engagement ancré dans le présent et les blessures qu’il transporte.

 

LQ: Ce que vous dites nous rappelle la phrase de Samuel Beckett, que vous citez en exergue d’un autre de vos livres, L’insensée rayonne: «attendre seul, dans l’air inquiet, que quelque chose commence, qu’il y ait autre chose que soi». Cet «autre chose que soi», qui permet que «quelque chose commence», semble aussi au cœur de votre parcours, mais également dans le partage du travail d’écriture, des questionnements et des espoirs relatifs aux textes, avec ce qu’on pourrait appeler vos communautés (de femmes, de poètes, d’ami·es, de traducteur·rices, de collègues,etc.).

 

DR: J’écris en sous-titre de ce chapitre, intitulé «L’inquiétude I», «vivre on ne sait pas», mots que l’exergue de Beckett confirme, en quelque sorte. Il s’agit d’un arrêt sur image. Attendre seule que ce qui peut arriver arrive, avec toutes les inquiétudes que l’air du temps propage. Jusqu’à l’ennui qui suspend les heures. Car il n’y a rien de plus que ce rien, il manifeste sa présence solitaire dans quelque chose qui passe. Le commencement devient une arrivée et elle se présente au moment de l’entre-deux du sommeil, où on n’attend plus, où on ne s’attend plus. Ici, il y a traversée vers l’autre, qu’il soit être ou chose, matière vivante ou inerte; il permet de dessiner un pont, d’imaginer si cela peut prendre la forme d’une rencontre. L’arrivée est cette apparition tangible qui tend la main afin de prendre la mienne et d’entrer dans le passage du poème. Pourrais-je dire que ce serait le passage de la lumière à une aurore? Celle inspirante de María Zambrano 1., où on constate les états de la nuit qui se ferme sur elle-même, où les formes vivantes qui s’enchevêtrent à la lueur du matin cèdent leur place aux voix et à leur écho disséminé.

 

LQ: Vous parlez du «passage du poème», qui est «le passage vers la lumière». D’un livre qui serait comme l’aurore, où les voix et leurs échos peuvent retentir, advenir. Cela rappelle ces vers de votre recueil Pierres de passage: «Le livre attend / près du souffle qui manque / comme une arme de tendresse».

 

DR: Ce livre est le vôtre aussi (rires). Le livre est nôtre, celui pour qui nous existons, car c’est avec lui que nous forgeons notre humanité. Et c’est dans le halètement, tout près du désir, qu’il devient arme tendre et amoureuse, celle-là qui m’amène à poursuivre la route qui, somme toute, paraît parfois si dérisoire. Or, notre humanité est dévastée, tellement dévastée qu’il faut un grand courage, un espoir puissant qui va à la tendresse des paumes, pour caresser nos têtes et apprendre encore à nous aimer. Ce «nous», il ne faut pas l’oublier dans nos tourments. Là où nos différences se touchent et nous apprennent à vivre ensemble, à nous dépareiller, à nous inventer des apparats de beauté pour chanter la douleur et fêter. Le livre fait aussi nos enfants. Il faut leur donner de l’air.

 

LQ: Cette fois, c’est une citation de James Baldwin qui nous vient à l’esprit en vous lisant. «You think your pain and your heartbreak are unprecedented in the history of the world, but then, you read» – «Vous croyez que votre douleur et votre peine n’ont jamais été égalées dans l’histoire de l’humanité, jusqu’au jour où vous ouvrez un livre». Comment placez-vous le poème, la poésie, dans cette force salvatrice du livre par rapport aux autres genres littéraires tels que l’essai, le récit, le roman?

 

DR: Je place le poème dans un même mouvement libérateur de forces motrices. On met trop souvent à part la poésie, car on nomme écrivain·e celui ou celle qui publie de l’essai, du récit, du roman, et l’on nomme poète celui ou celle qui écrit des poèmes. Cette fracture me dérange. On s’entend qu’écrire, peu importe le genre qu’on privilégie, a une même force d’agir sur le monde, porte «la même force vive d’exister» (je me cite). La douleur de chacun·e n’a aucune préséance sur celle de l’autre. Certes, des peuples ont souffert, souffrent plus que d’autres, ont vécu, vivent des histoires innommables, et, lorsque ces histoires sont écrites, c’est ce que nous lisons, ce que je lis pour éveiller ma conscience à celle de l’autre. Cela ne signifie pas que je lis simplement les douleurs de l’autre et que mes douleurs seront amoindries, mais elles acquerront une autre dimension – tout en me faisant aussi mal –, que je dirais collective, dans laquelle j’irai et avec laquelle j’écrirai ma propre lecture du monde. Et vous me lirez… Le poème est un condensé d’histoires, d’images renversantes; il traque la langue, la taraude, amplifie sa résonance, ouvre des fractales où ce qui se meut est de l’ordre de l’expérience du vivant. Et je vous lirai… Ainsi, nous apprendrons à lire plus que les livres, car la vie nous convoque.

 

LQ: Comment ne pas renvoyer cette invitation à lire plus que les livres à la fin d’Au plus clair de la lumière? «Lis le monde lis les livres puise leur force au cœur du silence écoute ce qu’ils inventent» Comment ces vers résonnent-ils en vous aujourd’hui? Parlez-nous un peu de cette fabuleuse «invitation-injonction» à «vivre-lire» qu’est le recueil dans son ensemble.

 

DR: Cela résonne vraiment comme un ancrage profond dans la vie. Je suis fascinée par la somme de connaissances que l’humanité a créées et inventées à partir de ses observations relatives à tout ce qui existe sur terre, dans l’univers. Cette lecture au cœur du silence que permet le livre va droit à l’immanence, afin que ce qui en émerge n’abjure rien, mais puisse toutefois travestir les sens. Car c’est ainsi que nous avons appris à jouer: en travestissant nos corps, en leur donnant des personas, en créant des mythologies. Ce recueil porte un souffle libre, il désire être partie prenante de la vie. C’est pour cette raison que je l’ai dédié à ma fille. J’ai voulu composer une suite de poèmes à l’impératif où chaque poème a son espace, son histoire, sa quête, sa dérive, son voyage. Il s’agit bien d’un voyage dans l’entendement du vivant. Il faut beaucoup de lumière pour voir l’ombre des choses, des êtres, et s’en détacher. Car la lumière expose la blessure et ouvre au mystère du monde jusqu’à l’aveugler. Écrire à l’impératif a entraîné pour moi une sorte d’urgence, un engagement politique contre la folie, l’aberration de ce que nous vivons. Dire le monde, c’est dire le poème. Dire la peur, dire les confusions, dire les violences frontalières, dire les mythes pour les déjouer, pour les aimer aussi. Il est beaucoup question d’amour dans ce texte. L’amour, ici, est féminin. Il accompagne l’autre féminin en soi.

  • 1. María Zambrano, De l’aurore, traduit de l’espagnol par Marie Laffranque, Cahors, Éditions de l’Éclat, 1989.
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