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L'intelligence du coeur

L'intelligence du coeur

René Lapierre marche en équilibre sur le fil de sa vie. La distance qu’il pratique aiguise son regard et dépose l’homme en lui-même, là où se trouvent l’harmonie et l’énergie, la pulsion.

Poésie

René Lapierre marche en équilibre sur le fil de sa vie. La distance qu’il pratique aiguise son regard et dépose l’homme en lui-même, là où se trouvent l’harmonie et l’énergie, la pulsion.

Le poète œuvre dans l’indépendance et l’intimité.

Un jour je m’aperçus
que je ne savais pas être
au milieu de plusieurs [...]
Ne fus rien
que moi seul, et dans cet abîme, contre
tout bon sens, décidai
d’espérer.

Voici donc, né de l’espérance, un livre total et ambitieux — comme ceux qu’il a publiés ces dernières décennies, mais encore plus vaste et foisonnant, plus englobant. Un livre de quatre cents pages qui semble, tant il est solidaire de tous et de chacun, avoir été écrit au cœur de la foule hurlante et incomprise, un livre dont les mots nous rassemblent et nous protègent, victimes consentantes d’un système qui mesure nos gestes les plus banals et nous nivelle
— à regret peut-être, mais avec délectation.

Dans cette somme de nos possessions et de nos défaites, et dans l’œil de l’intellectuel, le temps se télescope. On n’est pas loin du Kaléidoscope de Michel Beaulieu. Les événements se bousculent, s’interpénètrent sur un axe vertical, car le temps n’est pas, on le mesure encore à la lecture des Adieux de René Lapierre, un horizon qui se déroule à l’infini. Il peut être une spirale, voire un empilement qui permet de mesurer le rapport de causalité entre les choses advenues. Et c’est sans doute le grand projet de ce livre, qui rappelle à chaque détour, sous la formule «pendant ce temps», comment s’interpellent et s’entrecroisent les instants vécus par les grands et les petits de ce monde, comment un seul destin renversé peut et doit représenter un événement pour l’intellectuel, comment notre planète est étroite et comment chacun est responsable de l’autre. De Pinochet à Lac-Mégantic, en passant par le débarquement de Dieppe, la bataille de Shanghai, les massacres d’Algérie et de Kabylie et l’assassinat de femmes autochtones, sont ici compilées et comparées les lâchetés dont nous nous sommes montrés capables au fil des siècles.

L’amour comme antidote à l’indignité

À la pulsion de haine, qui traverse le livre comme un avertissement ou une dénonciation («La haine est seule: grasse / comme un charbon, elle est / la claustration devenue / rage, et reprenant / le désir à rebours.»), René Lapierre oppose l’amour, qui, s’il ne sauve pas le monde, offre l’intégrité à chacun et l’escorte dans sa quête d’échange humain. Mais l’amour ne se donne pas facilement:

Pour aimer il nous aura fallu toucher
successivement de la vase, de l’humus
des fruits; des pensées
plus ou moins abstraites, la sagesse
des typhons, la tendresse du jais

Voilà donc le message de ce livre ample et généreux: les naufrageurs de ce monde n’aboliront jamais l’amour dans nos têtes et sur nos corps délabrés, enluminés de désir, de joie et de misère. Partout où la souffrance infligée parvient à pénétrer — chez les autres comme en soi-même —, l’écrivain oppose une puissante charge d’énergie, sorte de grimace qui fera du poète l’unique responsable de sa destinée, voire de sa chute:

— voilà que je m’élève:
tout en bas enfin je m’élance
et resplendis d’abîme.

Admirable livre que Les adieux, dont le titre énigmatique rappelle humblement l’impermanence de toute matière et de tout vivant. Des milliers, des millions de victimes, cela fait beaucoup d’adieux. Lapierre s’est peut-être déjà reconnu parmi les intellectuels qui raillent la tendance des poètes et des romanciers à prêter voix aux dépossédés avec compassion:

Hélas oui. Jadis je suis devenu
étincelant d’orgueil et de morgue. Devant
les indigences, les injustices — en face
de mon propre visage je me détournais.

L’écriture de René Lapierre, parce qu’elle est précise et dépourvue de métaphores — mais non d’un certain lyrisme analytique —, semble parfois taillée au silex et au couteau, voire à la machette. Dans sa structure, l’ensemble est un tour de force, et les nombreux sujets, appuyés par des extraits tirés de sources diverses, ont dû demander beaucoup de recherche et de travail. Trois grandes parties et
dix-sept longs chapitres entremêlent les souvenirs intimes, les faits divers et les abus politiques (exécutions, génocides, tortures, humiliations,etc.) élevant l’ensemble au rang de l’événement historique. Le livre reconnaît ainsi à chaque individu le droit d’être et d’avoir été, et nous montre l’importance de chaque vie, une vie peut-être négligeable et minuscule pour certains, mais essentielle et unique pour celui ou celle qui l’a reçue — et pour le poète qui aura su acquérir, au fil de son parcours, l’intelligence du cœur.♦

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Article au format PDF
René Lapierre
Montréal, Les Herbes rouges
2017, 432 p., 24.95 $