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À l'image de tonbé lévé

À l'image de tonbé lévé

Le poète et éditeur Rodney Saint-Éloi nous offre un ouvrage bouleversant qui révèle ce que l’écriture préserve, pardonne et trahit.

Thématique·s
Récit

Le poète et éditeur Rodney Saint-Éloi nous offre un ouvrage bouleversant qui révèle ce que l’écriture préserve, pardonne et trahit.

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Quand il fait triste Bertha chante, qui paraît cet automne aux éditions Québec Amérique, est une œuvre singulière et profondément émouvante. Elle recoupe plusieurs temps, lieux, histoires et mémoires. Elle ne se réduit à aucun genre, mais semble les incarner tous: conte, poème, prière, élégie, chant, complainte. C’est un récit de deuil, mais aussi une célébration animée des parures de la langue et de son métissage. La mère n’est plus, et le fils veut réparer cet «outrage», mettant «en musique ces mots qui ressemblent à une lettre d’amour à la mer, une berceuse à la mère morte». Si Saint-Éloi écrit que la voix de Bertha «parle en [lui]», ses mots sont des adieux en miroir au «[t]estament d’une mère à son fils». Dans l’enchaînement de ses souvenirs, de ses pensées et de ses anecdotes, l’écrivain et poète parcourt le chemin d’un monde à un autre – entre vie et mort, ici et là-bas, avant et maintenant, elle et lui –, cherchant dans les mots de l’exil son héritage. Je, toi, elle: l’écriture comme une danse, un corps à corps avec Bertha, pour la saisir de près, de loin.

À côté de ton corps

Il y a eu de nombreux départs. Celui de la mère, qui a quitté la famille pour laquelle elle travaillait au «Pays-pourri» (Haïti) lorsqu’on s’est aperçu qu’elle était enceinte. Ceux des hommes et des pères de substitution, qui ne partaient jamais sans une promesse qu’ils allaient trahir. Celui de la mère pour New York, puis le Connecticut. Celui du fils pour Montréal. À ces départs, qui marquent l’expérience de l’exil du narrateur, se superpose et se confond celui de la mère du monde des vivants. «Il n’existe aucune géographie pour le corps de la mère morte», écrit Saint-Éloi pour parler de son déracinement, mais aussi de la vaine tentative de comprendre celle qui semble lui avoir toujours échappé: «Tu glisses, le verbe glisser t’appartient. Tu tombes, le verbe tomber t’appartient.» Est brossé le portrait d’une femme qui résiste et se méfie des mots, qui «en a marre des mots» et se «résou[t] à ne pas chercher de phrases magiques pour [s]e raconter la vérité sur [elle]-même et [s]a grossesse». Là résident la grande beauté et la force de ce livre: dans la poursuite d’un ultime hommage à celle qui se dérobe à toute reconnaissance:

Je lui dis merci. Pour l’air que je respire. Pour le vivant que je suis. Pour les couleurs du ciel. […] Je lui dis respect. Mais, entre nous, tout est toujours secret. Il n’y a jamais de démonstration. Pourquoi rompre le pacte? Bertha n’aime pas les honneurs ni les remerciements.

Le texte se faufile entre les silences et les secrets, les connivences et les vices cachés. Ce que l’on constate en lisant Saint-Éloi, c’est qu’il n’y a pas d’écriture sans trahison, qu’il faut bien des «mots détournés» pour dire l’amour et se raconter. Si Bertha «ne [lui] di[t] rien», si elle «tourn[e] la tête un moment», «divis[e] la parole» et fuit quand son fils lui parle de littérature, ce dernier remarque qu’elle revient toujours, même si c’est par méfiance, «en raison de[s] livres», révélant, presque comme un désaveu, l’étrange pouvoir de l’écriture.

Contredanse

Lorsqu’on comprend que les mots nous survivent en dépit des dénis, des absences et des désertions, on mesure la portée de la poésie de l’auteur, qui seule peut «pardonner [l]a fugue et [l]es éclats». On lit les pages de celui pour qui «les lettres étaient [l]a seule porte d’entrée et de sortie au pays» comme une adresse impossible, au double sens de la destinataire et de la destination. C’est ce qu’illustre l’alternance des pronoms, qui ne parviennent jamais à désigner définitivement la mère. Je, toi, elle: l’écriture comme une danse, un corps à corps avec Bertha, pour la saisir de près, de loin. Par-delà tout ce qui a été perdu et sacrifié, et bien que la mère n’en veuille pas, la littérature est un don. La plume de Saint-Éloi est, dans cet abandon, puissante, sublime, d’une rare finesse. Elle nomme d’un même geste la gravité et la fugacité de l’existence, celles des contingences et des violences identitaires, sexuelles et racistes. Elle nous entraîne et résonne comme une ritournelle, tandis que l’on s’arrête et reprend la lecture au rythme de chaque scansion: «Ainsi parlait Bertha.» J’aime m’imaginer que l’écriture de l’auteur est à l’image du baobab auquel il relie sa mère, «femme-baobab»: arbre immémorial donc les racines s’étirent et s’étendent encore dans un sol sur lequel il serait trop facile de glisser.

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Rodney Saint-Éloi
Montréal, Québec Amérique
2020, 304 p., 24.95 $