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«Libre d’avoir plein d’idées dangereuses»

«Libre d’avoir plein d’idées dangereuses»

Entrer dans cet ouvrage de Heather O’Neill constitue une expérience s’apparentant à accepter l’immense bouquet de fleurs tropicales que nous tendrait de bon matin le mafieux du coin, sourire doré en sus.

Traduction

Entrer dans cet ouvrage de Heather O’Neill constitue une expérience s’apparentant à accepter l’immense bouquet de fleurs tropicales que nous tendrait de bon matin le mafieux du coin, sourire doré en sus.

Dès lors, la linéarité de nos existences volerait en morceaux. Comme pour les continents il y a longtemps, une dérive s’amorcerait et des tréfonds de nos ventres, on pourrait sentir gronder une vie à venir de magma en fusion, prévoir quelques éruptions, mais jamais la soudaineté avec laquelle elles se manifesteraient. Une poésie de bandit teinterait le monde de l’éclat du danger, excitante comme un braquage de banque en side-car avec Bonnie et Clyde, annonciatrice de la tragédie à venir comme les inévitables et funestes conséquences qui furent les leurs. Plonger dans l’univers d’O’Neill, c’est accepter comme évangile l’enseignement d’un clown triste: au sein du merveilleux, il y a souvent la tragédie, de même que l’on trouve «[…] la tragédie dans le merveilleux».

Beau comme la poésie dans un conte cruel

Hôtel Lonely Hearts, dans le Montréal des Années folles, puis dans celui grandement dépressif des ventres qui gargouillent et des poches trouées, raconte une histoire venue enrichir la tradition des contes cruels. En nous présentant les orphelins Rose et Pierrot, sublimes mésadaptés soumis aux aléas des bas-fonds et victimes des machinations perverses des fortunés, O’Neill nous pousse à l’imaginer cheminant en pensée, accompagnant Dickens dans ses interminables marches sur les pavés de Londres, canne d’apparat au poing, devisant avec le maître sans avoir à rougir.

Formidable histoire d’un amour passé au tordeur de la réalité, ballotté par la déferlante des désirs, charcuté du couperet de l’ambition et piétiné par des hommes furieux, la fable de Rose et Pierrot n’offre pas d’autre morale que celle du vice. Acquitté des accusations de candeur qui auraient autrement pu le faucher, ce texte ose laisser s’affronter poésie et prosaïsme, s’entrechoquer lyrisme et zones d’ombres. La dèche a le bras long, elle frappe à coup de prostitution, asservie d’une bouffée méphitique, accable perpétuellement jusqu’à l’abattement.

Sans famille, Rose et Pierrot ne sont pas pour autant dénués de ressources. Ils se reconnaissent dans la foule des anonymes comme deux phares qui s’appellent. À l’orphelinat où ils grandissent, ils doivent composer avec les bigots, les profiteurs et les jaloux, réussissant à s’imposer précocement sur la scène montréalaise par des spectacles hétéroclites où Pierrot imagine au piano d’étranges mélodies sur lesquelles Rose esquisse d’improbables danses. Puis l’amour naissant est mis à l’épreuve par une longue séparation. Au terme d’un cruel jeu de serpents et échelles, ce sont deux adultes qui se retrouvent, marqués par tout ce qui a tâché de les éteindre, prêts à reprendre leurs singuliers spectacles, à New York cette fois-ci, la pègre cachée dans la caravane qui s’ébranle.

Montréal et ses femmes

Tout en rêveries fantasques, cette œuvre d’O’Neill ancre sa force dans une profusion de fulgurances poétiques, saturant l’esprit de son lecteur des images les plus inusitées, créant par là des ambiances uniques qui dénotent la richesse de son univers intérieur, de sa façon d’être au monde. Quel festin pour une traductrice de talent comme Dominique Fortier! Les innombrables images gardent toute leur force de frappe en français, le québécois se substituant naturellement à l’anglais sans qu’on s’en rende le moindrement compte.

Les gargouilles représentant des faunes se penchaient à la façade des édifices en relatant leur vie sexuelle sur le ton du chuchotement. […] Un train électrique faisait le tour d’une montagne dans la vitrine du magasin de jouets, et ses passagers lilliputiens rêvaient dans leurs couchettes miniatures.

Derrière la puissance de cette voix encore nouvelle pour le lectorat francophone (merci aux éditions Alto qui ont mis fin à l’absurdité de devoir lire ces textes traduits depuis l’Hexagone), il faut aussi souligner l’humour mordant, un sens de la formule qui nous exempte de l’épanchement nécessaire à d’autres pour exprimer la complexité de leurs idées. On se délecte de même des pointes de Rose, féministe avant la lettre, femme inquiétante pour tous ces hommes qui n’arrivent à la percevoir que comme «[…] un objet destiné à être punaisé sur du liège» et qui ne lui reconnaissent pas la liberté «d’avoir plein d’idées dangereuses».

Voici une œuvre d’art «[…] valable et complète […]» qui, comme le dit si bien O’Neill à propos de la mélodie de Pierrot, est prête à «[…] existe[r] indépendamment de son créateur»! ♦

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Heather O'Neill
Dominique Fortier
Québec, Alto
2018, 544 p., 29.95 $