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Lettre à Marie-Andrée Gill

Écrire ailleurs

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Très chère Marie-Andrée,

Je ne connaissais rien.

Quand j’ai dit «oui» à ton invitation, quand j’ai signé cette lettre de motivation à soumettre au Conseil des arts du Canada, quand j’ai fêté la réponse positive, quand je t’ai soumis mes contraintes d’horaire, puis mes peurs, puis toutes les questions qui me réveillaient la nuit, des semaines avant notre départ, je ne connaissais rien. Je ne pouvais qu’appréhender le Nord en fonction de mes références propres,
de mon éducation, et j’ai très tôt appris la crainte dans ma vie.

Jean Désy, lors d’une conversation télé-phonique, m’a rassurée: «Tu vas savoir te débrouiller, tu viens de la Côte-Nord.» J’ai continué à douter et Jean, lui, a dû se retirer du voyage. Ce n’était rien pour calmer mon angoisse; on perdait notre docteur. J’ai pris ma carte de membre d’Air Médic et j’ai prié très fort tous les morts que je connais pour qu’il ne nous arrive rien, à mon fils, Victor, et moi. Un poumon perforé, une pneumonie fatale, une fracture ouverte, une infection du sang… Un écrasement d’hydravion!

Tu m’as répondu: «C’est moins dangereux d’aller là que de se promener dans les rues
de Québec.» Je te trouvais peace and love, pas mal. Puis j’ai failli mentir, inventer le contrat d’une vie, une crise de cœur à ma mère, des symptômes de Covid… Je ne sais pas ce qui m’a convaincue de me rendre jusqu’à l’aéroport, en septembre dernier.

Ta tante Alice m’a demandé: «Tu viens de quelle communauté?»

Je n’ai rien pu répondre, sauf un malaise balbutié. J’avais chargé mon sac de fragilité blanche, affaire immense impossible à transporter. Tout le monde a ri de mon paquetage. Moi aussi.

Je connais ma place et l’héritage des formulaires, des statistiques, des indemnités précises par enfant hébergé; on appelle mes tantes à moi les réserves du village, elles disent «tochtones» mal à l’aise des mots, pas encore prêtes à céder entièrement, vois-tu. Se soumettre serait s’accuser. Dans le trou noir du pauvre, leurs ongles s’enfoncent creux sur les rebords, convaincues que ton peuple se balance à leurs chevilles. Elles ont tort, elles ont tort, elles ont tort, elles croient entendre l’écho. Il semble creux le trou noir du pauvre.

Et si le fond était ici? Sur la terre sans arbre, sans argent, sans autres miroirs que les yeux des passeurs?

J’avoue à ton amie, Alexandra: «Je viens des familles qui prennent vos enfants.»

Il m’a fallu quelques jours pour me décrisper. Je voulais être humble, mais ce n’est pas un état qu’on fabrique au Mushuau-nipi. Ce n’est pas en demandant à mon fils de rire moins fort ou de cesser de tout commenter que j’accéderais à l’humilité. Je n’avais qu’à faire un tour sur moi-même et profiter de la vue pour saisir que je n’étais rien, au Mushuau-nipi, sinon une femme encore capable de s’émerveiller. Le rire de mon enfant devenait alors une musique que Michael (le réalisateur américain qui tournait un film sur la forêt boréale et dont on n’a jamais compris ce qu’il faisait dans la toundra) allait appeler: «The best laugh of the world!»

Tu as dit: «J’aime ça quand le monde est vrai, de même.»

Écrire ailleursPhotos : Erika Soucy

 

Les petits sont en charge du cri, ticket pour la fête et le sacré. Ils fantasment un troupeau et la terre qui tremble et des vraies aurores boréales s’il vous plaît. On peut demander à qui on veut, c’est notre affaire, l’important, c’est d’essayer. Je nous excuse de ne pas savoir, de tout ramener à l’intention or ça ne suffit plus. Il faut prendre le temps d’apprendre, il vient du sud le temps. Ici, on appelle ça la vie.

Victor crie: «CAAARIIIIBOUUUU».

Chaque journée allait offrir son moment de grâce. Te rappelles-tu, Marie-Andrée, l’arc-en-ciel qui attendait à la sortie de notre shaputuan? Ça valait la peine d’interrompre les siestes d’après-midi de toute la gang! Te rappelles-tu les étoiles dans le ciel, la nuit après le passage des caribous? Te rappelles-tu nos discussions entrecoupées des histoires jamais plates d’Alexandra ou des répliques comiques de nos enfants? Te rappelles-tu le goût des bleuets ou des graines rouges ou des camerises même si tu doutes encore que j’ai pu trouver une talle de camerises? Ce furent des cadeaux, des dons, de la magie… Il m’est venu l’envie de croire.

Abanoub, l’autre cinéaste, a dit: «La foi commence avec le doute.» Et Naomi, grande écrivaine: «Ça prenait un créateur pour penser à ça.»

La bourrasque me pousse au sol, me ramasse. Dans dix minutes, il va grêler ou pleuvoir ou la lumière la plus pure que j’aurai jamais vue va apparaître et je vais pogner le fixe sur la George, les poumons, la gorge, les yeux, la tête surtout, débordants. Je maîtrise l’amour, là où on ne cherche pas à bâtir.

Je répète à mon fils: «Je t’aime.»

Les derniers jours, j’avais ma routine. J’ai eu l’impression de faire plus que «me débrouiller», je prenais mes aises. Tu veux te sentir propre quand ça fait une semaine que t’as pas pris ta douche? Change tes combines pis lave ta face. Tu t’ennuies de ton lazy-boy? Va t’évacher dans le lichen là-bas. Tu veux faire dépenser de l’énergie à ta progéniture? Va marcher dans la montagne. Ça te semble tout près? Ici, c’est le désert, mon ami. Ton profit est plus loin que tu penses mais ce sera le plus beau pèlerinage que t’auras jamais fait.

Cette cueillette, c’est une réconciliation avec ma grand-mère qui me forçait à monter dans le bois à 5heures du matin pour en ressortir à la noirceur, en juillet, le fond de la tête noire de mouches, mon amour-propre sous une roche quelque part sur la trail du 22 miles. Cette cueillette sur un lit de lichen, allongée en étoile où je m’étire le bras pour toucher mon précieux. Des plants d’un pouce chavirant mes repères, ne croire qu’aux bleuets comme si j’étais jamais sortie. Des graines rouges, des camerises, de la camarine, le sac plein, mille sacs et j’aurai rien pillé. C’est un cadeau de bienvenue.

Tu dis à nouveau: «Des camerises, ça pousse pas icitte!»

Tu me parlais des couleurs d’automne de la toundra, Marie-Andrée. Tu as trouvé un chandail dans les mêmes teintes. Tu le portes pour y partir encore. Petite, j’avais un couvre-lit dont les motifs auraient pu s’en inspirer. Je suis gênée d’avouer qu’il se mariait avec la décoration de la Pocahontas de Disney, dans ma chambre. J’étais obnubilée par Pocahontas, même si le film est plate à mort. J’avais appris la toune par cœur et l’avais interprétée au concours de lip sync du terrain de jeu. Je dansais dans un costume trop serré en suède, avec mon obésité précoce. Tout le monde riait de moi. J’ai sauvé mon honneur, par après, en fakant des back vocals sur Marie-Stone.

J’ai été élevée dans le racisme, Marie-Andrée, et je te jure que l’anecdote sur Pocahontas est juste cute. Il y a moins de dix ans, je n’osais pas le dire fort, mais je croyais ton peuple responsable de son malheur. «Profiteurs», «dangereux», «lâches», ce sont des mots que j’ai prononcés à micro fermé, car il était bien vu, dans mon milieu, de maintenir une méfiance envers les tiens. Cette violence ne m’est pas tombée dessus par hasard, elle m’a été enseignée. Je sais, oui. Je ne te l’ai pas avoué, ça, avant de partir.

Ma peur de mourir en allant au Mushuaunipi venait sans doute de cet héritage peu glorieux; je le réalise maintenant. Se défaire du racisme est ardu et long, mais tu m’aides à croire, plus que jamais, que c’est possible. C’est une arme que j’ai reçue, enfant, quand toi, tu apprenais à courir. Tu aurais pu être épuisée de cette course et refuser de me faire face; pour ta survie. Tu as choisi de soutenir mon regard.

Merci de partager autant. Tu es loin d’en être obligée, mais merci, merci surtout de me permettre d’offrir une meilleure éducation que la mienne à mon fils.

En vivant ta culture à tes côtés, j’ai connu la terre sans arbre et notre humanité.

 


Erika Soucy est née en 1987 à Portneuf-sur-mer, sur la Côte-Nord. On lui doit les recueils de poésie Cochonner le plancher quand la terre est rouge, L’Épiphanie dans le front et Priscilla en hologramme. Son premier roman, Les murailles (VLB, 2016), a remporté le Prix de la Bibliothèque de Québec – SILQ et a été porté à la scène. Elle travaille actuellement à l’écriture d’une deuxième pièce de théâtre qui verra le jour sur les planches du théâtre La Bordée, à Québec.

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