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Les voisins

Liliane Gougeon Moisan brise la glace avec une pièce satirique à souhait, une fable qui nourrit un rêve pour mieux l’anéantir.

Théâtre

Liliane Gougeon Moisan brise la glace avec une pièce satirique à souhait, une fable qui nourrit un rêve pour mieux l’anéantir.

Diplômée du programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada en 2018, Liliane Gougeon Moisan s’est vu décerner, en 2019, le prix Gratien-Gélinas par la Fondation du Centre des auteurs dramatiques pour L’art de vivre, sa «pièce de finissante». Publié chez Leméac en janvier 2022, le texte devait connaître son baptême des planches au même moment au Quat’Sous, par le Théâtre PÀP, dans une mise en scène de Solène Paré, mais cela se produira fort probablement au cours de la saison 2022-2023.

Seuls ensemble

Copropriétaires d’un immeuble, June, Bianca, Ingrid et Jordan vivent néanmoins sans port d’attache ni sentiment d’appartenance, sans motivation profonde ni bonheur véritable, sans ancrage social, familial ou amical. Seuls dans leur condo aussi bien que dans leur existence, les protagonistes s’accrochent du mieux qu’ils peuvent, qui à la rénovation et à la décoration, qui à l’alimentation et à la natation. «Quand ma pièce de vie va être terminée, je le sens, je vais être capable de prendre soin de moi», croit June. «Je vais faire du yoga, lire Proust, laver mes fruits avant de les manger. Dans une pièce de vie, les possibles se multiplient au rythme des mètres cubes.»

Les voisins déploient beaucoup d’efforts pour se convaincre qu’ils ont une emprise sur leur vie, mais ils ne se berceront pas d’illusions éternellement. «Comment ça se peut?» se demande Jordan. «Comment on peut être bien nulle part? Les autres, y sont bien. C’est quoi, mon problème? Peut-être que je suis ingrat? C’est-tu ça, une dépression?»

Un jour, peut-être parce que Bianca a fait livrer un congélateur, ou parce qu’Ingrid a installé une pataugeoire remplie d’eau dans son salon, ou encore parce que June a défoncé quelques murs en déclarant rêver d’un monde «où l’entraide existe pour vrai», «où on fait des grandes tablées abondantes, où les enfants jouent ensemble sans écran, où les classes sociales existent pas» et «où les portes sont toujours ouvertes»; un jour, donc, sans qu’on sache exactement pourquoi, tout l’édifice s’effondre.

Un nouveau monde

Au milieu des ruines, les voisins – qui sont maintenant cinq, puisqu’Ingrid a mystérieusement donné naissance à un enfant – décident d’inventer un monde nouveau. «Y va grandir dans la nature, en ayant conscience qu’y appartient à un écosystème», affirme June à propos du bébé. «On va le laisser découvrir le monde à sa façon, en respectant son rythme, ses intérêts. Y aura jamais besoin de répondre aux attentes de notre société de marde. Y va être libre.»

Une communauté se fonde alors sur l’essentiel. Ingrid réalise: «Mon sofa, mon linge, ma cafetière… Je trouvais ça pratique. Je m’imaginais pas vivre sans. Mais maintenant que c’est pus là… c’est comme si ça avait jamais existé.» Pour survivre, les ancien·nes copropriétaires renouent avec la nature et leurs instincts primaires: chasser des écureuils, planter des légumes, construire un abri et… élever un enfant. Rapidement, vous vous en doutez, le beau rêve se gâte, les relations s’enveniment, et l’utopie se transforme en cauchemar, c’est-à-dire en retour galopant du consumérisme: «Un flot ininterrompu qui remplit tout ce qu’y a à remplir, qui laisse aucune place au vide, qui remplit même ce qui est déjà plein.»

Sur la corde raide

Dans sa première pièce publiée, Liliane Gougeon Moisan montre une étonnante justesse de ton. Sans jamais se positionner par rapport aux deux modes de vie qu’elle dépeint, sans prendre parti ni sombrer dans la moralisation, la dramaturge oscille entre la naïveté et la gravité, unit la révolution à la désillusion, rattache la réalité au fantastique, entrelace le comique et le tragique. Dans l’adresse au public comme dans la voix intérieure, dans le dialogue humoristique comme dans le monologue poignant, dans la scène apocalyptique, astucieusement laissée à l’imagination du lectorat, comme dans la scène muette, soigneusement décrite, l’autrice fait preuve d’une égale maîtrise.

Alors qu’elle aurait pu verser dans le cynisme pur et le nihilisme le plus complet, l’écrivaine s’assure de toujours garder un pied du côté de la lumière; de demeurer empathique envers ses personnages, au plus près de leur quête de bonheur certes maladroite, mais fort légitime. Pas étonnant que l’autrice ait fait précéder sa pièce d’une «note à la mise en scène»: «Les personnages sont sincères, sauf lorsqu’ils ignorent qu’ils ne le sont pas.»

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Liliane Gougeon Moisan
Montréal, Leméac
Théâtre
2022, 104 p., 13.95 $