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Les vagues

«Juillet est un bon mois pour s’attaquer au patriarcat.» C’est ce que la directrice de mon département m’a répondu lorsque je lui ai raconté ce que j’avais fait pendant mes vacances cette année. «Juillet doit son nom à Jules César, qui nous a légué, a-t-elle ajouté, une belle lignée d’empereurs phallocrates.»

Écritures du réel

«Juillet est un bon mois pour s’attaquer au patriarcat.» C’est ce que la directrice de mon département m’a répondu lorsque je lui ai raconté ce que j’avais fait pendant mes vacances cette année. «Juillet doit son nom à Jules César, qui nous a légué, a-t-elle ajouté, une belle lignée d’empereurs phallocrates.»

Spécialiste de littérature latine, ma directrice a précisé que seuls les mois printaniers – avril, mai et juin – ont été nommés en l’honneur de femmes. Mais peut-on dire de déesses – Aphrodite, Maïa et Junon, en l’occurrence – qu’elles sont des femmes? Ne sont-elles pas plutôt des fantasmes? Une certaine idée de la femme? Je me pose la question. Ma directrice a conclu son courriel en proposant que la saison du patriarcat débute en juillet pour se terminer en février. Cela m’a bien fait rire. Comme si la domination masculine faisait relâche au printemps. Comme s’il y avait une saison pour le patriarcat comme il y en a une pour les homards, les moules et les huîtres.

En juillet, nous avons l’habitude de louer une maison sur une plage de l’Île-du-Prince-Édouard. La route est longue, si bien qu’on oublie l’année qui vient de s’écouler quelque part entre le pont Pierre-Laporte et Kamouraska, où nous nous arrêtons pour casser la croûte. Mon amour proteste toujours que cette pause arrive trop vite: il nous reste encore le Témiscouata à franchir, puis le Nouveau-Brunswick et ses kilomètres de forêt peu amènes. Mais j’aime sentir la mer à Kamouraska et manger un lobster roll à la poissonnerie Lauzier, comme un aperçu (un amuse-bouche et un amuse-nez) de ce que l’on retrouvera de l’autre côté du détroit de Northumberland.

La saison du homard s’étend de mai à septembre; celle des moules et des huîtres, de septembre à avril.

Lorsqu’il est question des relations entre professeur·es et étudiant·es à l’université, on évoque souvent le divan souillé de cet enseignant de l’Université de Montréal. Un garçon dont la copine l’avait laissé pour cet homme (j’ai connu quelques-uns de ceux qu’il avait cocufiés) m’a appris qu’en plus des étudiantes, ce professeur collectionnait les coquillages. C’est ainsi que chaque année, les cours terminés, il se rendait dans un pays tropical où il avait le loisir d’étoffer sa collection de conques. J’ignore s’il y invitait les étudiantes qu’il avait séduites de septembre à avril.

Conque ou bivalve, il est facile de voir dans les coquillages une image du sexe féminin. C’est d’ailleurs le symbole d’Aphrodite, la déesse du mois d’avril.

L’Université de Montréal a pour symbole la tour du pavillon Roger-Gaudry, que les udemien·nes appellent moqueusement le phallus. Étudiante, je me demandais parfois ce qui arriverait si on l’en castrait. Dans le phallus, je ne voyais pas tant le lieu de la libido (le droit de cuissage que s’octroyaient certains professeurs) qu’un lieu de pouvoir: le symbole d’un enseignement qui s’exerçait à coup de petites humiliations.

J’ignore ce qu’il en est aujourd’hui, mais à l’époque, les professeur·es répétaient à l’envi que les étudiant·es ne savaient rien et s’intéressaient à des choses sans valeur. Alors que les professeurs, eux, savaient. Le phallus, c’était eux qui l’avaient.

Sur le blason de l’université où j’enseigne, en plus d’une croix et de seize alérions, on trouve incidemment cinq coquilles Saint-Jacques.

Dans Stupidity1, la philosophe américaine Avital Ronell parle de l’appren-tissage comme d’une expérience vexatoire: l’étudiant·e doit constamment corriger sa pensée. Il ne faut pas sous-estimer, dit-elle, ce que cette expérience peut avoir d’humiliant: apprendre, c’est constamment admettre qu’on a eu tort.

Les Acadiens sont présents à l’Île-du-Prince-Édouard (qu’on appelait île Saint-Jean) depuis le xviiiesiècle. Souris et Crapaud – de petites villes situées à la sortie du pont de la Confédération – doivent leur nom à la vermine qui infestait les champs. Quant à Morell,
où nous passons nos vacances en juillet, ce sont les morilles qu’on y cueillait qui ont baptisé le hameau.

Cynthia

Cynthia Girard-Renard | La femme au perroquet, acrylique sur toile, 215 x 274 cm, 2012

 

Aujourd’hui, dans les petites cabanes maraîchères qui longent la grand-route, on trouve plutôt des moules qu’on nous vend (à l’honneur) cinq dollars le kilo.

Voilà deux ans, Avital Ronell a été accusée de harcèlement sexuel par un ancien étudiant. La presse ne manque jamais de spécifier – comme si cela jetait un doute sur la légitimité de l’accusation – que tant la professeure que l’étudiant sont gai·es.

J’ai pris la mesure des lois qui régissent la vie en société lors d’une séance d’un cours de théorie littéraire.

Tout débute, en effet, avec la valeur d’un mot. Le sens d’un mot n’existe pas en soi: le sens d’un mot naît de sa relation à un autre mot. Ce sont, par exemple, ceux qui le précèdent ou ceux qui le suivent qui nous permettent de déterminer s’il est question du meuble ou d’une pièce lorsqu’on parle de bureau.

Ni frogs, ni French Canadians, ni peasoups: les habitant·es de l’Île-du-Prince-Édouard nous surnomment les papistes. Pour eux, c’est moins la langue qui nous différencie, notre prédilection pour la soupe aux pois ou les cuisses de grenouille, que notre obédience au pape.

Il n’y a de sens que dans la relation. De même, la valeur d’un mot se rapporte à ceux qui lui sont imaginairement liés (par association ou par opposition). Il suffit de prendre le mot gai. Pour le définir, il faut répondre inconsciemment à deux questions. La première: à quoi le mot gai est-il associé? La deuxième: à quels mots est-il opposé?

La maison que nous louons est située à vingt minutes de Souris, village de départ du traversier pour Cap-aux-Meules. Nos amis québécois nous demandent souvent pourquoi nous préférons cette île royaliste à la Gaspésie ou aux îles de la Madeleine. (Sous-entendu: pourquoi aller chez les Anglais quand on peut rester au Québec?) À cela, nous répondons que nous aimons le dépaysement.

Je garde pour moi que je retrouve le parfum de mon enfance dans tous les lieux qui rappellent les anciennes colonies britanniques, ce mélange de triomphe et de défaite qui suinte des vieilles pierres.

On trouve du sens dans l’opposition. Personne n’y échappe. Les littéraires, par exemple, dont on pourrait attendre qu’ils aient l’esprit nuancé, ne se contentent pas de distinguer roman et autofiction: ils les pensent aussi en termes de supériorité et d’infériorité. Que la valeur d’un mot soit relationnelle n’implique pourtant pas que cette relation soit celle de la domination.

J’ai grandi à Québec, où les symboles de la domination anglaise sont nombreux. Puis j’ai étudié à Montréal, où les propos méprisants sur la ville de Québec servent d’humour à ceux qui n’en ont pas. J’ai ensuite habité à Paris, où l’on se plaît à rappeler aux «Canadiens» leur infériorité. Tout cela m’a rendu sensible aux manières dont s’exprime la culture de la domination. La volonté de l’un de triompher de l’autre, de l’humilier. D’affirmer sur l’autre sa supériorité.

Nous partons dans les jours suivant la Saint-Jean. Cela nous permet de faire notre tournée des antiquaires avant que le reste du Canada n’afflue sur l’île avec le congé de la Confédération.

J’oublie toujours que le Canada est un pays qu’on fête et que Charlottetown en est le berceau. Sur l’île, les unifoliés sont visibles partout. Happy Canada Day?, nous dit-on, un point d’interrogation dans la voix. Nous répondons de même: Thank you? Ce n’est pas seulement que les insulaires perçoivent en nous une certaine étrangeté; c’est aussi qu’ils savent que c’est un peu notre défaite qu’ils célèbrent ce jour-là.

C’est ainsi que la valeur d’un mot (sa signification) est déterminée par les valeurs de la société (les biais) dans laquelle ce mot est utilisé. Voilà pourquoi les révolutionnaires se battent toujours contre des mots en même temps qu’ils et elles luttent contre l’oppression.

James Baldwin, l’écrivain et activiste américain, a toujours insisté: le drame des Blancs américains, c’est qu’ils ont besoin des Noirs pour se définir. «Ce que vous dites de quelqu’un révèle quelque chose de vous-même. […] De vos peurs, de votre psychologie. Nous n’avons pas inventé le mot Nègre. Je ne l’ai pas inventé. Les Blancs l’ont inventé. Ce doit être quelque chose dont vous avez peur. […] Je ne suis pas une victime. […] Le Nègre, c’est vous2

Nous entendant parler, il est fréquent que des Prince-Édouardien·nes nous avouent avoir longtemps su, mais depuis oublié, le français. Je m’en sens chaque fois gênée, comme si cet aveu nous mettait dans la position de les absoudre, faisant de nous des prêtres papistes.
 

Personne ne veut se définir comme une victime. Parce que l’identité de la victime se définit toujours en relation à celle de la personne qui l’a attaquée. Et quelle victime souhaiterait que son identité lui vienne de son agresseur?

Dans ses livres, l’essayiste américaine bell hooks (connue pour sa pensée de l’intersectionnalité) soutient qu’il sera plus difficile de vaincre la culture de la domination (l’idée que certaines personnes sont supérieures à d’autres) que de vaincre le sexisme ou le racisme, qui ne sont que deux des visages (deux des couleurs) que peut prendre un système d’oppression.

De l’agression sexuelle, on ne devrait retenir qu’une chose: l’agression. La sexualité n’est que l’arme par laquelle la violence s’exerce. Comme le chandelier, la corde ou la clé anglaise dans le jeu Clue.

«La différence ne se situe pas entre les hommes et les femmes, mais entre dominés et dominants, entre ceux qui entendent confisquer la narration et imposer leurs décisions et ceux qui vont se lever et se casser en gueulant.» — Virginie Despentes3

Si nous aimons tant l’Île-du-Prince-Édouard, c’est aussi que nous aimons les vagues. Du côté de l’Atlantique, elles sont assez puissantes pour nous renverser. Le plaisir que c’est, l’euphorie, de voir venir la vague qui nous fera perdre pied.

Les professeur·es que j’ai eu·es m’ont enseigné à reconnaître la pensée binaire dans les classiques de la littérature. Dans les romans du XIXe siècle, par exemple, «l’allongée» (la prostituée) s’oppose à la femme bourgeoise et mariée, figure exemplaire de la culture de la propriété qui se met en place avec l’essor du capitalisme industriel.

J’étais cependant étonnée que les professeur·es n’appliquent pas cette leçon à l’époque contemporaine. Combien de fois les ai-je entendu·es opposer la Littérature, la Grande, la Vraie – celle de quelques Français morts avant leur naissance – à ce qui se publiait au Québec, à ce qui s’était publié récemment et à ce que les femmes, les gai·es et celles et ceux qu’ils et elles appelaient les «migrant·es» écrivaient? Il y avait dans ce dégoût quelque chose d’humiliant, comme si les professeur·es cherchaient à convaincre les étudiant·es que tout ce qu’ils et elles étaient en majorité – femme, queer, Québécois·e ou «migrant·e» – n’avait aucune valeur littéraire.

Reste que la plupart des étudiant·es acquiesçaient à ce discours, dans l’espoir sans doute que l’adhésion à ce credo leur permettrait un jour de tenir le phallus.

La beauté réside dans l’œil de celui qui regarde. La dominance aussi. C’est toujours à l’autre, à celui qu’on veut dominer comme à ceux qu’on souhaite impressionner, que s’adresse le spectacle de la domination.

Par son acte, l’agresseur·se cherche à établir sa dominance sur une autre personne. En niant sa dignité, l’agresseur·se infériorise la personne dont il ou elle fait sa victime.

Lorsqu’on entend un récit d’agression, on joue le jeu de l’agresseur·se si on voit dans la victime un être inférieur, dominé. Cette inconscience est d’autant plus violente quand d’aucun·es relèvent l’importance de l’agresseur·se dans son champ professionnel. Comme si c’était une erreur de la part de la victime (ou de la justice) que de ne pas respecter la hiérarchie des dominant·es et des dominé·es.

«Les puissants aiment les violeurs, écrivait Virginie Despentes à la suite de la consécration de Roman Polanski lors de la cérémonie des César en février 2020. Enfin, ceux qui leur ressemblent, ceux qui sont puissants. On ne les aime pas malgré le viol et parce qu’ils ont du talent. On leur trouve du talent et du style parce qu’ils sont des violeurs. On les aime pour ça. […] Si le violeur d’enfant, c’était l’homme de ménage, alors là pas de quartier: police, prison, déclarations tonitruantes, défense de la victime et condamnation générale. Mais si le violeur est un puissant: respect et solidarité.»

La fraise est mon fruit préféré. Or il me faut attendre la mi-juillet pour en manger sur l’Île-du-Prince-Édouard et prendre part à l’une de ces Strawberry Socials qu’on annonce dès le début de l’été dans les journaux. Organisées par des églises ou des organismes communautaires, ce sont des fêtes pendant lesquelles on sert, moyennant un don, des shortcakes aux fraises nappés de confiture de fraises qui célèbrent la saison et la communauté, le fait d’être ensemble pour la célébrer.

L’idée de séparer l’homme de l’œuvre vient sans doute du temps où l’on ne voyait dans les femmes que des muses. Du moment où les victimes sont elles aussi poètes, du moment où nous pouvons tous·tes prétendre au statut d’artiste, comment justifier que la carrière de l’un importe plus que celle de l’autre?

Du reste, on ne saurait séparer la victime de son œuvre puisque c’est aussi son travail, sa carrière, son statut que l’agresseur·se saccage. Au même titre qu’une critique homophobe ou misogyne diminue la valeur (symbolique) de l’auteur·rice attaqué·e, le harcèlement et les agressions nuisent à l’ambition de la personne humiliée. En laissant le champ libre aux agresseur·ses, on leur permet de maintenir artificiellement leur standing dans le champ littéraire puisque c’est par la violence – et non par leur talent – qu’ils s’imposent à la compétition.

Je ne me serai pas baignée dans l’Atlantique cet été. Je n’aurai pas vu les hirondelles se cacher dans le sable des dunes. Je n’aurai pas cherché la respiration des palourdes dans le sable mouillé.

Dans la vague de dénonciations qui a troublé le milieu littéraire en juillet 2020, la plupart des personnes dénoncées étaient déjà connues pour leurs propos méprisants, qu’elles diffusaient d’autant mieux dans le champ littéraire que leur rôle (de critique, de professeur·e ou d’éditeur·rice,etc.) leur donnait un porte-voix.

L’Île-du-Prince-Édouard confinée, je n’ai pas arpenté les plages de la baie de Saint-Pierre. Mais j’ai beaucoup pensé aux vagues. À ce qu’elles nous disent de notre rapport au monde. De notre sentiment d’impuissance: les deux vagues de la pandémie. D’un mouvement qui nous dépasse: les trois vagues de dénonciations.

Si le harcèlement et les agressions sexuelles se déroulent en privé, il ne faut jamais oublier que le milieu participe de la culture de la domination quand il prête de l’importance à un écrivain·e, quand il accorde du prestige à un éditeur·rice, quand il croit à la supériorité d’une pratique littéraire sur une autre. Quand chacun·e cède, dans son travail, à la pensée binaire.

Avant l’élection de Donald Trump, on voyait beaucoup sur l’île des automobiles immatriculées aux États-Unis dont les pare-chocs étaient ornés d’un autocollant «Make America Nice Again». Cela n’étonnera sans doute personne qu’une île surtout connue pour l’histoire d’une orpheline qui s’extasie devant les cerisiers en fleurs attire les gentils Américains.

Les artistes et les intellectuel·les ont la responsabilité de résister à la culture de la domination telle qu’elle s’incarne dans le milieu littéraire. Il est facile de condamner Donald Trump et les radios poubelles: cela ne définit personne dans ce milieu. Plus difficile, en revanche, de dénoncer un système dont on tire – ou dont on espère tirer – profit. Plus difficile de cesser d’envier ces personnes qui occupent une position dominante dans le champ. Plus difficile de renoncer à son propre désir de domination.

J’ai si hâte qu’on en finisse avec la culture de la domination. Avec cette manie d’évaluer les livres en s’arrêtant à leur thème – les sujets «sérieux» valent plus que les histoires personnelles – ou à l’identité de leur auteur·rice – les femmes, les minorités sexuelles et de genre, les gai·es, les «migrant·es» écrivent de moins bons livres que les Stéphane.

Ce qui est beau des vagues, c’est la certitude que nous avons, quand bien même nous oublions leur force à marée basse, qu’elles reviendront.

En fait, j’ai hâte qu’on en finisse avec la paresse intellectuelle. Car la deuxième chose qui m’a frappée dans cette dernière vague de dénonciations, c’est le prestige que les victimes accordaient à leur agresseur·se. «C’est quelqu’un d’important dans le milieu», disaient-elles, disaient-ils. Et chaque fois, cette marque de reconnaissance me semblait imméritée. À tout le moins exagérée.

Oui, les vagues reviendront. Qu’on reste sur le rivage ou qu’on se plante les pieds dans l’eau, qu’on regarde la vague venir de face ou dos tourné, qu’on saute, qu’on plonge ou qu’on fasse l’étoile en se laissant dériver, chacun·e devra choisir quelle posture adopter.

En attendant la prochaine vague, pour ma part, j’ai décidé de ne pas fermer les yeux. Et si j’ai l’âme contemplative, je suis prête à me mouiller. Pour que tombent celles et ceux qui font du mal aux autres, je suis prête, moi aussi, à faire des vagues.

  • 1. Avital Ronell, Stupidity, University of Illinois Press, 2003; traduit en français en 2006, Paris, Seuil, coll. «Points».
  • 2. James Baldwin, «Who is the Nigger?», extrait de Take This Hammer, KQED, 1963.
  • 3. Virginie Despentes, «Césars: "Désormais on se lève et on se barre"», Libération, 1er mars 2020.
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