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Les utopo-dystopies et moi

Carnets dystopiques
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«Utopo-dystopies» – pourquoi ce bizarre mot-valise? Parce que toute utopie est une dystopie qui s’ignore, moins dans ses intentions que dans ses conséquences souvent perverses, et généralement imprévues. Ce qui est un comble, dans la mesure où les utopies sont de purs produits de la Raison et de la Planification. «Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place» – les citoyens de l’Utopie étant une de ces choses. Il s’agit, rien de moins, de créer la société parfaite, alors, un peu d’ordre, je vous prie!

La société parfaite. On y pense officiellement au moins depuis les Grecs. Constatant le cycle apparemment inéluctable de la croissance et de la chute des empires, et pris dans leur conception cyclique du temps comme Éternel Retour, lesdits Grecs ne pouvaient en imaginer une qu’en essayant d’échapper à la temporalité. À l’enfermement protecteur dans l’espace afin de protéger la pureté de l’entreprise, si possible dans une île, correspond donc un état intemporel, dont les structures établies une fois pour toutes ne sont plus sujettes à la corruption essentielle. Il n’est pas étonnant que dans beaucoup de ces utopies grecques, on vit longtemps, et même on ne meurt jamais. On a réintégré le temps du mythe originel, on vit avec les dieux, comme les dieux. Grandiose, non?

Foule

Collage : China Marsot-Wood​​

 

On peut cependant douter que c’eût été davantage qu’une expérience mentale pour les utopistes grecs, prétexte à des fantaisies voyageuses, à des satires bouffonnes ou à des critiques sérieuses de la société de leur époque. Et nous aurions sans doute été protégés des utopo-dystopies si le christianisme n’était arrivé, avec sa conception toute différente de la temporalité: non pas la boucle de l’Éternel Retour, mais la flèche du temps – une métaphore guerrière, ah tiens? –, un temps qui file vers… la Fin Majuscule des Temps, l’Apocalypse, le Retour du Messie, le Jugement Dernier, les Bons ici, les Méchants là: la Perfection Éternelle.

Mais là n’est pas le méfait essentiel. Le méfait essentiel, c’est l’idée de progrès. Oui, bien sûr, Ève a foutu le bordel au Paradis et, pécheurs et pécheresses génétiques, nous sommes condamnés à être jugés. Dans l’avenir. Mais il y a la Grâce? La Divinité peut être amadouée. On peut gagner son salut, si on essaie d’être un Bon dans cette misérable vie terrestre. C’est permis. C’est même louable. On peut améliorer son sort.

Vous voyez le glissement fatal. Du sort de l’âme pécheresse à celui de la communauté de ces âmes sur la dure terre d’Adam, il n’y a qu’un pas. Et plus les technologies évoluent en profitant du développement des connaissances, plus on se met à confondre progrès matériel et progrès moral. La pente est glissante, et ma foi, on y glisse. Pourquoi pas? Tout le monde aime son confort, à commencer par avoir un toit et manger à sa faim en ne voyant pas mourir trop de ses enfants. Évidemment, ceux qui méditent sur les utopies n’ont pas ce genre de soucis. Ils ont le luxe de pouvoir méditer. Elles aussi, les Ève (il y en a toujours eu qui pensaient).

De la Renaissance au XVIIIe siècle, les utopies sont de moins en moins des expériences mentales, de plus en plus des programmes. Rousseau, Voltaire, Diderot et leurs copains en d’autres langues, tout ce beau monde s’empoigne philosophiquement autour de la notion de nature humaine (l’est-elle bonne? l’est-elle mauvaise?), et des aménagements politiques qui l’encadreraient le mieux. Mais on commence également à s’intéresser aux aménagements matériels: la meilleure façon de nourrir, de loger. Et donc, réformes agraires, urbanisme…

On sait comment ça finit en Europe: la Révolution française (oui, bon, la Révolution américaine un peu avant, mais les causes étaient légèrement différentes). Et ensuite la récupération, comme après toute révolution. De toute manière, on s’entend bien, les révolutions, c’est surtout une bagarre entre privilégiés déjà installés et ceux qui veulent être califes à la place des califes. Que les péons en profitent est une retombée au mieux tangentielle, généralement temporaire. Et quand les péons se mêlent de révolutionner tout seuls sans ceux-qui-pensent, on les fait rentrer assez vite dans le rang. De l’ordre, je vous prie.

Toute société établie, vue par ses privilégiés, est une utopie. Toute société établie vue par ses péons est une dystopie. D’où utopo-dystopies, le mot-valise du titre. Il faut simplement savoir qui porte les valises de qui.

Mais poursuivons notre historique galopant. Au XIXe siècle, dans la foulée de la Mort de Dieu (prématurément annoncée; il s’agirait plutôt d’une lente agonie – et surtout, les immortels, par définition, ne meurent pas), c’est l’orgie. Les tentatives en grandeur réelle se multiplient, des communes s’agrègent autour d’une idéologie ou d’une autre. Il y en a même qui durent assez longtemps. Et, au fait, les femmes occidentales, qui n’ont donc jamais cessé de penser dans leur coin (bien obligées, compte tenu de leur place dans les sociétés patriarcales), ont toujours leur mot à dire sur la question, et le disent maintenant haut, fort et souvent – le nombre des utopies et dystopies féministes, surtout dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe, est assez ébouriffant (bien que ce soient surtout les textes écrits par des hommes qui ont les honneurs de Wikipédia). Bref, en plein élan rationalo-positiviste, et en jetant un regard plus ou moins critique sur l’état des lieux, on estime désormais que les sociétés parfaites sont possibles, et pas seulement à l’échelle d’une ville-État (les Grecs) ni même d’un pays, mais bien à l’échelle du monde. La conscience dite planétaire n’a pas attendu la photo de la Terre vue de l’espace ni l’internet pour naître, consultez votre Teilhard de Chardin le plus proche. Or, à mesure que disparaissent les coins inexplorés de la planète, il y a de moins en moins d’endroits où placer Shangri-la. Réformons donc toute la patente! Le moment où cela arrivera? Les lendemains qui chantent, et demain on rasera gratis? L’avenir, bien sûr. La Technologie le permet(tra)! Demain, le monde! Le ciel est la limite! Et même pas le ciel: montgolfières, dirigeables, avions, fusées! Car, tiens, la fin du XIXe siècle, c’est aussi le moment où la science-fiction se constitue en tant que telle – hello, tonton Verne, hello, tonton Wells! Nourrie à la double mamelle des voyages imaginaires et des utopies (ces deux genres étant d’ailleurs souvent fusionnés), elle commence à s’en sevrer. Mais elle partage avec l’utopie une obsession rationaliste et globalisante qui ne la quitte jamais vraiment. On ne s’étonnera pas qu’elle ait complètement assimilé le genre utopo-dystopique, sous l’égide de la technoscience triomphante, puisque celle-ci promet inlassablement de réaliser tous les rêves anciens de l’humanité: voler, être (quasi) omniscient et devenir immortel, ou une bonne imitation de la chose. Cryogénie, ingénierie génétique et transhumanisme, transfert post-humain dans des machines et des virtualités éternelles… Quoi de mieux que des humains parfaits pour produire une société parfaite? (Dans le temps, c’était la société parfaite qui produisait ces humains parfaits, mais l’Individu est passé par là.)

Nous vivons dans l’avenir utopique de la science-fiction des années héroïques (1930 à 1950). Vous pensez que nous vivons plutôt dans une dystopie? Vous avez raison aussi. Tout dépend de l’idée qu’on s’en fait par rapport au point de vue où l’on se place. Les valises, je vous dis, les valises,
et qui les porte!

Il est un texte-parabole presque toujours cité dans le contexte Utopo-dystopie & Science-fiction, et je n’y manquerai pas: Ceux qui partent d’Omélas (1973), d’Ursula K. Le Guin. Dans un lieu où existe une véritable société parfaite – si-si –, lorsque vous devenez adulte, on vous emmène dans une cave. Un enfant y vit enchaîné dans un total dénuement. On vous dit que c’est sur l’emprisonnement et la souffrance de cet enfant que repose votre parfaite société. S’il est libéré, tout s’effondre. Choisissez. Il y en a qui acceptent et qui restent, pour sauvegarder ce qui est. Et puis il y a ceux qui partent d’Omélas. Ce n’est pas une réponse. C’est une question. Nous sommes humains, hélas, l’imperfection est notre ancre dans le réel.

Tout cela pour dire que l’utopo-dystopie et moi, on ne s’entend pas très bien. Comme lectrice ou comme écrivaine de science-fiction, j’ai appris à cultiver à son égard une saine méfiance qui m’est également utile en tant que citoyenne de la planète. Ce que je préfère retenir de la vision du monde en science-fiction, c’est la curiosité pour la différence. Il est peut-être plus urgent aujourd’hui – et bien plus difficile – de penser autrement notre relation à ce monde, à autrui et à nous-mêmes, que de vouloir tout rationaliser au nom d’un Progrès conçu comme «le mieux-qui-est-le-plus», cet héritage idéologique de plus en plus fossilisé.

Sans renoncer au rêve de ce qui pourrait être: l’avenir n’est écrit nulle part, mais il se crée toujours ici et maintenant, en se rappelant que rien n’est certain, même le pire, et que tout est possible, même… le mieux.

 


Élisabeth Vonarburg est traductrice, animatrice d’ateliers d’écriture, directrice littéraire, essayiste et chroniqueuse, écrivaine «à plein temps». Elle a publié une quarantaine de livres, dont dix-sept romans, cinq traduits en anglais; six recueils de science-fiction, dont deux en anglais; trois recueils de poésie.

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