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Les tiroirs de la mémoire

Les tiroirs de la mémoire

Dans Là où je me terre, Caroline Dawson livre par de courtes vignettes le récit chaleureux et empreint de colère d’une immigration qui semble réussie, mais cache une dette symbolique.

Thématique·s
Récit

Dans Là où je me terre, Caroline Dawson livre par de courtes vignettes le récit chaleureux et empreint de colère d’une immigration qui semble réussie, mais cache une dette symbolique.

Thématique·s

Le livre est en bonne partie autobio-graphique: la jeune narratrice qui immigre du Chili vers Montréal, la veille du jour de Noël, a sept ans et se prénomme Caroline. L’entreprise d’écriture de Dawson tient du cadrage que permet le récit de soi et de la possibilité de rendre le caractère systémique de ce «déracinement/ réenracinement». Le «je» est partout et pose un regard subjectif sur la migration, la recomposition des repères. Il a tendance à couvrir large, à mobiliser diverses expériences, à s’appuyer sur un désir de faire concorder son histoire avec celle des autres, comme la petite étudiante qui apprend vite les règles, les codes, les savoirs et les accents pour appartenir à son nouveau milieu, pour prendre part aux conversations à propos de Chambres en ville.

Constituer sa bibliothèque québécoise

Tous les chapitres du texte sont titrés à partir de références québécoises: une chanson de Robert Charlebois, de Johanne Blouin ou des Colocs, Passe-Partout, le titre d’un essai de Pierre Falardeau… Elles sont abordées de front ou de biais et influencent la trajectoire de la jeune Caroline. Celle-ci fait revivre de larges pans de la culture populaire des années1980 et1990, proposant du coup l’un des premiers récits nostalgiques à assumer ce socle sur lequel l’immigration s’est en partie construite. Dans cette œuvre, les nombreuses références à la culture québécoise, allant des chansons aux séries télévisées, de la littérature jeunesse au cinéma, en passant par Réjean Ducharme et Québec Loisirs, font office de lettres de créance pour la jeune Caroline, comme si elle affirmait que son existence sur Terre, pour reprendre l’allusion à Pablo Neruda qui inaugure le livre, était rendue possible par cette stratégie textuelle. Elles constituent aussi une entreprise de «caméléonage» facilitant son intégration aux cercles d’amies et un ensemble de normes à partir desquelles elle module ses goûts, ses envies, ses comportements. Toujours, ces sources participent du passage d’une langue à l’autre et assurent la maîtrise du français, associé à l’autorité, aux douanes qui ouvrent les portes du Canada. Nombre de vignettes racontent ainsi la découverte de la bibliothèque municipale et de Ducharme, ou encore les défis lancés par une professeure récompensant ses élèves avec le miel des Honeycomb.

La dette à payer par la parole

Si la structure des chapitres, l’insistance sur l’apprentissage des normes, la détermination de la narratrice et ses succès scolaires laissent entrevoir un récit de l’intégration dans lequel les paroles blessantes, le racisme ordinaire et les ségrégations de l’enfance sont transmués en partie par d’autres récits plus forts (ceux invoqués tout au long du texte), une large part de Là où je me terre est néanmoins consacrée aux humilié·es de l’immigration, ces hommes et ces femmes (surtout) qui font ce que la société d’accueil dédaigne d’accomplir: huiler les engrenages, nettoyer derrière les possédant·es. La petite Caroline accompagne ses parents, qui font des ménages le soir pour joindre les deux bouts. Elle arpente les appartements, fouille les tiroirs et la vie privée de celles et ceux qui présentent une façade étincelante grâce à l’abnégation des travailleur·ses acharné·es.

La narratrice prend conscience de l’effort et de l’humiliation derrière la propreté bourgeoise, en particulier ceux de sa mère, qui reçoit des ordres d’adolescents blasés. Revenir sur ces tiroirs, ces toilettes sales, ces draps souillés, c’est constater que le travail ardu de la mère a ouvert les portes à sa fille, et qu’il est une source de colère non contenue – colère qui accompagne l’écriture, lui donne du poids, une urgence et un sens. Raconter, c’est autant reconnaître une dette que légitimer, anecdote après anecdote, l’effort harassant de l’intégration contre l’indifférence, l’hostilité et les structures sociales de domination. Bien que le récit s’étire un peu trop dans le temps, il renferme un sublime passage où la narratrice, adolescente séduite, est confrontée aux ménages de sa mère.

Caroline Dawson, en faisant le pari de se situer du côté des humilié·es, en se terrant avec elles et eux, en sortant de cette honte par l’écriture, restitue une voix à ses parents, dont le chant a pendant longtemps été cantonné à leur appartement. Elle prend également la peine d’ouvrir des tiroirs verrouillés par la mémoire collective québécoise. S’y cachent certains trésors, mais aussi de petites choses abjectes ou privées qui, révélées au grand jour, deviennent une image forte, juste et critique des décennies 1980 et 1990, qu’on considère trop souvent, avec une certaine autosatisfaction, comme celles de l’ouverture québécoise à la diversité.

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Caroline Dawson
Montréal, Remue-ménage
2020, 208 p., 22.95 $