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On les pendra avec leur langue

On les pendra avec leur langue
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De tous les styles littéraires, il en existe un qui dépasse les limites étroites de mon entendement: la littérature bureaucratique. J’ai lu récemment une offre d’emploi publiée par je ne sais quel ministère. L’administration publique recherchait une perle rare pour «collecter des données» et «fournir des conseils à valeur ajoutée dans un cadre de gestion axée sur des résultats». Le salaire était excellent. C’est tout ce que j’ai été en mesure de comprendre de cette description de tâche. Ce qu’on attend de ce col blanc, je l’ignore. Peut-être le candidat retenu l’ignore-t-il lui-même à ce jour. L’heureux fonctionnaire peut toutefois «relever le défi» de ce mystère dans le confort de la résidence secondaire que ses émoluments lui auront permis de s’acheter. Menant une existence «axée sur les résultats», il tirera la conclusion qui s’impose: ce charabia lui rapporte trop de dividendes réels pour s’en formaliser.

À chaque nouvelle demande de subvention qu’implique mon métier d’éditeur, l’État m’enjoint d’imaginer «des projets de rassembleurs culturels qui visent la croissance et l’amélioration des arts». Je reste médusé. À quelles circonlocutions devrais-je recourir pour ne pas dire qu’un éditeur publie des livres? Que me faut-il imaginer pour ne pas avouer que l’écrivain écrit, qu’il le fait souvent seul, armé de carnets de notes, d’un ordinateur, de sa culture générale, de son travail préparatoire et de son imagination?

Le livre est un objet qui se prête assez mal au changement. Pendant des siècles, il a gardé la forme d’un rouleau de papyrus. Le mot volume, qu’on utilise encore, provient d’ailleurs du latin volvere, qui signifie rouler. Depuis cette lointaine époque où son existence dépendait entièrement des roseaux du Nil, le livre n’a connu que deux révolutions. Celle de l’invention du codex, au début de l’ère chrétienne, lorsqu’on a cessé d’enrouler les pages pour les plier en cahiers et les relier, et celle de l’imprimerie, à la Renaissance. Le livre est une vieille technologie inusable, conservatrice, qui sert de support à l’écriture, pratique plus ancienne encore, laquelle n’est en réalité que le prolongement d’un art vieux comme l’humanité, celui de la parole.

Comment traduire la simplicité d’une telle activité, raconter, écrire et publier, dans le jargon managérial des «pratiques innovantes», «multidisciplinaires», «inclusives», qui «se réinventent» à la moindre brise par souci «d’efficience»? Seul un esprit agile et doté d’un solide instinct de survie sait manœuvrer ces formules figées pour raconter que l’édition favorise le «réseautage» et «l’usage créatif des nouvelles technologies». Les meilleurs arrivent même à trouver cette perspective emballante. En maniant cette prose, j’éprouve pour ma part le sentiment de parler un langage que personne ne comprend, mais que tous, par opportunisme, feignent de trouver sensé.

Cet étrange sabir prospère dans les écoles de management, incube dans les bureaux de marketing, se diffuse dans les discours politiques et contamine la vie intellectuelle. Il est le mode d’expression universel de la fonction publique et des grandes organisations privées. Il devient l’armature de l’esprit public, de sorte qu’à chaque nouveau communiqué, à chaque nouvelle conférence de presse, dans les colloques, dans les discours politiques, dans les formations professionnelles, partout, on assiste à l’étrange spectacle d’une élite qui prend plaisir à détruire le langage.

En 1840, Stendhal confiait à Balzac «qu’en composant la Chartreuse», il lisait chaque matin deux ou trois pages du Code civil «pour prendre le ton, afin d’être toujours naturel». L’anecdote, très connue, ne manque pas de provoquer le rire aujourd’hui. Imagine-t-on la littérature contemporaine chercher l’inspiration dans un document officiel de l’État? Si Stendhal le pouvait, c’est parce que le père du Code Napoléon, Jean-Étienne-Marie Portalis, avait tenu à rendre le droit accessible à l’intelligence commune, non seulement en élaborant des lois simples, mais aussi en se souciant de l’élégance de leur écriture. Pour cet enfant des Lumières, grand admirateur de Montesquieu, c’était cela, la culture: un effort de mise en forme visant à rendre lisibles la société et le monde.

La littérature bureaucratique, quant à elle, rend la réalité indéchiffrable. En l’entendant, on ne manque jamais de se dire qu’il s’agit d’un langage codé dont seuls les créateurs ont la clé parce qu’il renvoie à une réalité qu’eux seuls maîtrisent, souvent parce qu’ils en sont à l’origine. Ce langage, technique et fonctionnel, se compose en effet d’expressions qui semblent toujours signifier autre chose que ce qu’elles évoquent, et il repose sur un vocabulaire dont les mots peuvent s’appliquer à tout et à son contraire. Ce qui instaure un étonnant décalage entre le discours et les actions auxquelles il renvoie.

Ainsi, la Ville de Québec n’a pas démoli le monastère des Dominicains, sur la Grande Allée. Elle l’a «déconstruit». Anne Hidalgo, périphraseuse de haut calibre, ne se préoccupe pas des clochards de Paris ni des itinérants, pas même des SDF, mais d’énigmatiques «personnes en situation de rue». Dans ses discours, les espaces publics parisiens, réputés impétueux et créatifs, deviennent des «lieux pacifiés et multi-usages», et la circulation routière, source universelle d’anxiété et de rage, se transforme en de lénifiants «déplacements apaisés». Le président d’une commission scolaire de Québec a renoncé au mot parents, lui préférant la locution plus clinique de «faiseurs d’enfants». À Montréal, «l’urbanisme transitoire» est mis de l’avant par la ville, car «il représente une opportunité exceptionnelle pour poser des gestes marquants dans des lieux significatifs pour la population». Le gestionnaire d’une grande entreprise canadienne rappelle que «chaque direction doit faire son travail pour resserrer les guides, optimiser les ressources, favoriser la responsabilisation et le ciblage, en particulier au chapitre de la présentation de résultats et de la transparence». Enfin, une coopérative qui gère une salle de spectacle déclare que «pour ce qui est des clientes et des clients, nous favorisons une approche de déconstruction et d’éducation, où la personne se verra expliquer qu’elle reproduit un comportement raciste».

Le président de la France, Emmanuel Macron, a une autre conception de l’éducation. Il rêve «d’une transformation systémique de nos universités», afin qu’elles deviennent «plus efficacement professionnalisantes». Qu’est-ce qu’une université «professionnalisante»? C’est, expliquait l’Université de l’Ohio dans les années 1990, une institution qui forme des diplômés afin qu’ils puissent «agir comme des professionnels, a savoir s’impliquer activement et de maniere creative dans le contexte d’une economie du savoir en croissance». Dans cet esprit, Ford et l’Universite d’Etat de l’Ohio ont conclu une entente de «partenariat» afin d’appliquer la «gestion integrale de la qualite a toutes les dimensions de la vie sur le campus». Cette collaboration repose sur le postulat «que les missions de l’universite et de la grande entreprise ne sont pas si differentes qu’on pourrait le croire», explique la vice-rectrice aux affaires et a l’administration de l’institution, Janet Pichette1.

L’université qui parle ce langage bureaucratique, observe Bill Readings, est centrée sur l’administrateur davantage que sur la figure du professeur, et elle vise «l’excellence» plutôt que la transmission de la culture. Cette institution, qui renonce à juger et à justifier ses activités à la lumière d’une finalité qui la dépasse, à savoir le savoir, appelle «excellence» le rendement de ses propres opérations, qu’elle mesure en taux de diplomations, en victoires de ses équipes sportives, au confort de ses dortoirs, au nombre de ses subventions et de ses chaires de recherche. L’excellence est un de ces termes à la plasticité opportune dont raffolent les administrateurs. Ainsi, l’Universite Cornell n’était pas peu fière lorsqu’elle a remporté un «prix d’excellence en stationnement2».

Une enseignante de littérature dans un collège partage mon désarroi face à ce jargon bureaucratique. Chacune des rencontres avec la direction de son établissement lui paraît une expérience surréaliste. Elle a consacré sa vie à la langue française, à son usage, à la poésie, au roman, et elle ne comprend rien à ce que raconte l’éducation professionnalisante. C’est comme si elle devait parler deux langues. Celle qu’elle enseigne, attachée à son expérience vécue, à l’histoire, à la vie des peuples, et un langage obscur émanant de la dynamique technique du management, qui ne rencontre jamais qu’un lointain écho avec son travail, mais qui néanmoins lui est indispensable puisqu’il s’en porte garant.

Elle m’a envoyé un florilège de phrases de la novlangue que pratique sa direction. Dans un acte désespéré de restauration du sens contre la vacuité qui l’assaille, j’en ai tiré ce poème, médiocre, mais parfaitement conforme aux faits qu’il décrit:

Discours du directeur collégial
sur l’éducation nationale

Nos téléphones sont en mode avion
mais soyez assurés que le collège
    est en mode solution, en mode
    ouverture
on est en mode apprentissage
en mode rodage
en mode écoute
sachez que vous êtes au cœur de
    notre mission
soyez flexibles et innovants
on compte sur vous pour
    autogérer
votre dévouement votre
    engagement votre anxiété
les choses parlent et agissent à
    travers nous
c’est la voix de l’excellence et de
    sa qualité totale
qui parfois
pour impacter nos taux de
    réussite
pour repenser notre effet-wow
nous oblige à tenir compte
des paramètres humains
notre Capital

Dans un essai caustique sur la novlangue française, Jaime Semprun dit de ce jargon qu’il est la langue naturelle d’un monde artificiel. C’est ce monde qu’il vous faudra renverser, si ce langage vous insatisfait, conclut-il, goguenard3. Ce ne serait pas pour me déplaire, une révolution où les insurgés se rallieraient en chantant On les pendra avec leur langue.

 


Mark Fortier est sociologue. Il a pratiqué un temps le métier de journaliste, puis donné des cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université Laval. Il est aujourd’hui éditeur chez Lux. Il a décidé de devenir chroniqueur à LQ pour s’assurer une retraite dorée, calcul qui a provoqué l’hilarité de ses enfants.

  • 1. Bill Readings, Dans les ruines de l’université, Montréal, Lux, 2013.
  • 2. Ibid.
  • 3. Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2005.
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