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Les Indiens de papier

L’invention de l’appartenance d’Emmanuelle Tremblay est un essai qui rate son but en tentant de mettre la recherche de «l’autochtonie» au centre de l’histoire de la littérature québécoise.

Essai

L’invention de l’appartenance d’Emmanuelle Tremblay est un essai qui rate son but en tentant de mettre la recherche de «l’autochtonie» au centre de l’histoire de la littérature québécoise.

Parler d’autochtonie sans parler d’Autochtones, voilà un pari audacieux, me direz-vous. Les jours se suivent et les nouvelles calamiteuses s’empilent. Récemment encore, j’apprenais que les jeunes Autochtones envoyés dans les centres pour la jeunesse de Trois-Rivières ou de Baie-Comeau se voyaient, encore à ce jour, confrontés à l’interdiction de parler leur langue.

Le Québec n’en a pas fini avec son passé colonial, en fait, ce passé est notre présent. Encore en décembre2018, le maire Régis Labeaume avançait à propos des revendications des Hurons de Wendake sur des terrains de la Défense nationale, qui appartenaient jadis aux jésuites de Sillery : « on est pas mal chez nous ».

C’est de cette autochtonie qu’entend traiter Emmanuelle Tremblay dans L’invention de l’appartenance, celle qui fait dire « on est pas mal chez nous ». Le hic, c’est que c’est une chose de relever le problème, mais c’en est une autre de le reproduire.

Un livre maladroit

Déjà, ça ne part pas bien. Tremblay a le chic pour les formules à faire grincer des dents. Dans son avant-propos elle en profite pour signaler : « La romancière et poète que je suis est particulièrement sensible à ce que peut avoir de réducteur toute lecture qui détournerait une œuvre de sa visée de vérité. »

Passons sur cette question discutable de la « visée de vérité » pour nous concentrer sur le statut de « romancière » et de « poète » de Tremblay, qui non seulement n’ajoute rien à sa réflexion, mais qui nuit un peu à ce que nos ancêtres les Romains appelaient judicieusement la captatio benevolentiæ, soit le fait de s’assurer des bonnes intentions du public. Se vanter d’avoir écrit des livres est, je vous l’assure, une très très mauvaise façon de s’assurer les bonnes intentions du public et de votre dévoué critique. Le reste est à l’avenant.

La première phrase de l’ouvrage va d’ailleurs comme suit : « La lecture (ou le plaisir esthétique qui l’accompagne) fait de nous tant les spectateurs que les maîtres d’œuvre d’une pensée qui prend place entre les contingences du réel et un horizon d’attente structurant notre imaginaire. » Non seulement la formulation est lourde, mais imaginez-vous donc lire pris entre « les contingences du réel » et « un horizon d’attente structurant » et vous en viendrez à regretter que le livre n’ait pas commencé par « Lire, c’est essayer de comprendre ce qui est écrit dans un livre. »

J’ironise, mais ça empire. On peut lire plus loin une généralité du genre : « La patience est une vertu : une disposition d’esprit, traditionnellement associée au développement d’une volonté dans la résistance aux épreuves du monde auxquelles l’humanité souffrante est exposée. » D’abord, non. Ensuite, je ne saurais trop suggérer à Emmanuelle Tremblay de se mettre à la pêche à la mouche pour éprouver deux secondes ce qu’est la patience.

Patience, patience…

Pour ce qui est de la mienne, elle est sérieusement mise à l’épreuve par l’absence de considération de l’auteure pour l’histoire même de la notion d’autochtone, qu’elle réduit à « un instrument d’affirmation collective ». Bien sûr, si l’auteure avait jeté un coup d’œil à une trentaine d’années de travaux en histoire, en science politique, en anthropologie ou en sociologie sur les nationalismes, les théories de l’ethnicité et de l’identification, elle aurait peut-être pu comprendre que ce désir de se dire « autochtone » est au fondement même de ce qu’on nomme le « nativisme » ou le « primordialisme », cette volonté d’un groupe ethnique donné de revendiquer une appartenance fondamentale au territoire, à la base des imaginaires nationaux.

Elle en vient presque à le dire quand elle parle d’un « fantasme qui nous aide à comprendre les mécanismes qui entrent dans la composition des imaginaires collectifs », mais Tremblay n’en reconduit pas moins une sorte de lecture nationale vaguement inclusive et profondément insensible au sort des Autochtones réels qui écrivent eux aussi des livres. Son plaidoyer pour l’ouverture à l’autre en fin de livre n’est alors qu’une mascarade et, si je vois bien l’intérêt de mettre « autochtone » dans son titre pour aller grappiller des fonds publics, c’est bien là une honte pour la recherche.

Quant aux lecteurs qui voudraient en apprendre davantage sur l’autochtonie autrement que celle fantasmée par le discours national, je ne saurais trop leur suggérer la lecture de Décoloniser le Canada d’Arthur Manuel, paru à l’été 2018 aux éditions Écosociété. Cette autobiographie militante, loin d’être enfermée dans un rapport figé à l’identité autochtone, nous montre justement que l’autochtonie n’est pas que cette revendication sclérosée d’une préséance sur le territoire, mais aussi une quête de reconnaissance et de dignité. ♦

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Emmanuelle Tremblay
Montréal, Presses de l'Université de Montréal
2018, 240 p., 34.95 $