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Les glissements du monde

Ce n’est pas un hasard si le titre, Chrysanthe, s’apparente au terme «chrysalide». Le roman d’Yves Meynard narre les transformations d’une jeune femme, de l’enfance à la vie adulte.

Littératures de l'imaginaire

Ce n’est pas un hasard si le titre, Chrysanthe, s’apparente au terme «chrysalide». Le roman d’Yves Meynard narre les transformations d’une jeune femme, de l’enfance à la vie adulte.

Christine Matlin n’est pas une personne ordinaire: c’est une princesse, ravie à son royaume alors qu’elle avait quatre ans. Son nouveau tuteur, Tonton, veille à ce que sa pupille oublie son passé. Mais la fillette conserve des souvenirs furtifs de sa vie à Chrysanthe, par exemple la présence de Tap Pleine-Lune, son ami imaginaire bienveillant. Selon son père adoptif, Christine se serait inventé ce passé alternatif pour refouler un traumatisme: jusqu’à ses quatre ans, son père la violait et vendait même le corps de son enfant à des pédophiles…

Un fruit dont on aurait arraché le cœur

Et si le royaume de Chrysanthe n’était pas une fabrication de l’esprit de Christine? Si ces abus sexuels étaient une construction mentale? Alors que l’adolescente devient une jeune femme, Christine commence à avoir des doutes au sujet de ce qui s’est réellement passé. Elle rencontre en effet Quentin de Lydiss, chevalier dont la voix est identique à celle de Tap Pleine-Lune. Quentin prétend être un émissaire de Chrysanthe et affirme que Christine est prisonnière d’un univers factice, forgé par la magie, une de ces «ouvertures dans le monde réel, qui mènent à des contrées plus vastes dedans que dehors». Ce lieu ressemble au nôtre de façon surprenante, sauf sur des points de détail: la lune s’appelle «Luna», la Bible, «Byblos», les jours de la semaine ont des noms tels que «duodi» et «septidi», et l’astrologie est une science — l’un des devoirs de l’adolescente étant d’analyser la carrière d’une célébrité en fonction du zodiaque! Quentin propose à la princesse kidnappée de quitter ce monde artificiel pour rallier la seule réalité qui existe véritablement: Chrysanthe. Mais des conflits subsistent dans le royaume, et des forces infernales se mettent en place…

Premier tome de Chrysanthe (originellement paru en anglais chez Tor Books), La princesse perdue interroge l’authenticité de la réalité, un peu comme le faisait Joël Champetier dans L’aile du papillon. Sur quel plan perceptif la folie se situe-t-elle? Jusqu’ici convaincue d’évoluer à l’intérieur d’un cadre concret, Christine constate que près d’une trentaine de mondes façonnés par les magiciens cohabitent — dont Errefern, où elle a longtemps vécue. Yves Meynard, qui traduit avec minutie son propre texte, détaille généreusement ces univers factices dans un récit au rythme lent et naturaliste. L’écrivain, célébré tant pour son style que pour son imagination, offre une fiction foisonnante et rare, dans la lignée des Marches de la lune morte (Alire, 2015).

La voie de moindre résistance

Avec ses longs chapitres, dont le nombre restreint accentue l’effet de lenteur, La princesse perdue pourra paraître peu haletant à certains lecteurs. Pourtant, l’intérêt du livre ne réside pas dans une succession effrénée de péripéties. Yves Meynard s’est appliqué à décrire de manière réaliste les pulsations du monde — battement de cœur par battement de cœur. L’écrivain semble avoir voulu témoigner de chaque détail de l’aventure de Christine et de Quentin, tandis qu’ils parviennent à destination, parfois grâce à la «monture» du chevalier — qui évoque la voiture de Suréquipée de Grégoire Courtois (Le Quartanier, 2015) —, parfois à pied. En ce sens, la décision des éditions Alire de publier l’histoire en trois tomes plutôt qu’en un seul (tel que c’était le cas chez Tor Books en 2012) est judicieuse. Autrement, cet ouvrage dense pourrait donner l’impression d’être trop massif. Car Yves Meynard cisèle chaque segment de son ample fresque, cocon gigantesque. Son écriture sensible, bien qu’un peu chargée en adverbes, capture avec justesse des instants tantôt poétiques, tantôt quotidiens.

La précision de l’auteur est telle que je me suis interrogée sur la pertinence du lexique présent à la fin du volume. La limpidité de l’intrigue rend cet outil superflu, sans compter qu’il n’est pas recommandé de le consulter au cours de la lecture. Le lexique contient maintes révélations, dont certaines figurent dans la seconde moitié du livre. Nous y trouvons aussi des éléments à venir dans les tomes subséquents (par exemple, où Orion a disparu et pour quelles raisons). À quoi bon intégrer cette annexe si l’on gagne exclusivement à l’aborder après la lecture?

Ces cauchemars inventés

La princesse perdue plaira aux fervents de fantasy atypique et originale. À ceux qui acceptent de se laisser porter par la lenteur véritable des quêtes dans un labyrinthe où «les démons ne peuvent suivre des chemins brisés». Et, bien sûr, aux collectionneurs de mondes parallèles et de papillons. ♦

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Yves Meynard
Lévis, Alire
2018, 320 p., 24.95 $