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Les fantômes tout autour

Sainte-Souleur est le quatrième ouvrage de François Racine, après une triade de romans débutant par la lettre «t»: Truculence, Tabagie et Turbide.

Littératures de l'imaginaire

Sainte-Souleur est le quatrième ouvrage de François Racine, après une triade de romans débutant par la lettre «t»: Truculence, Tabagie et Turbide.

Mais qu’est-ce que la «souleur», exactement? Ce terme rare renvoie à une frayeur subite, à un saisissement ou à un serrement de cœur. En y ajoutant l’adjectif «Sainte», l’auteur nous invite à «Sainte-Épouvante» pour y découvrir ses «récits du presque pays», sept nouvelles présentées en ordre chronologique, se déroulant du XVIIIe au XXIe siècle.

L’ouvrage, avec ses textes numérotés 4, 6, 9, 14, 15, 19 et 20, laisse de l’espace à des histoires absentes du recueil, à des blancs narratifs. Je présume que les récits 1 à 3 auraient lieu au tout début de la colonie française, à l’époque des balbutiements de ce «presque pays». Car la figure dominante du Canadien anglais, parfois incarnée de manière symbolique par le personnage du grand frère idéalisé à qui l’on pardonne ses moindres frasques, traverse l’ensemble des fictions.

«Cœurs rivaux» se trame entre1760 et1763, à Lévis. Racine y décrit l’amour dévotionnel mâtiné de folie d’Étienne Dupuis pour la célèbre Corriveau. Amorcer Sainte-Souleur par une énième nouvelle sur la Corriveau, l’une des figures phares du folklore québécois, n’est pas original, mais l’audace de l’écrivain dans la conclusion contrebalance l’usure du sujet. Le fantastique y est cependant abordé de façon un peu convenue, déjà vue, ce qui amoindrit la souleur. Exemple: «L’apparition descendit jusqu’à lui, si près qu’il pouvait sentir son souffle angélique sur ses cheveux, sur la chair de poule de ses bras.»

Texte au propos plus inattendu, «Au Pied-du-Courant» met en scène Frédéric Auclair, descendant d’un patriote. L’employé de la SAQ deviendra de plus en plus obnubilé par les confidences de ses ancêtres combattants: «Les fantômes sont là, tout autour, et parfois plus vivants que les vivants eux-mêmes.» Cette intrigue sensible, dont certaines sections se déroulent en 1838, confirme l’aisance de Racine pour le récit historique.

Dans «Les corneilles», nouvelle à la fois anecdotique et amusante qui s’inspire notamment du poème Le corbeau d’Edgar Allan Poe, Racine a eu la bonne idée d’inclure des références intertextuelles en annexe. L’oiseau aux ailes goudronneuses, prophète d’infortune, est à l’origine de la disparition de membres de la famille Cormier. Un devin répand aussi ses augures sinistres dans «Saint-Jean-Vianney». L’illuminé y prédit le glissement de terrain de plusieurs rues du village fantôme en devenir. Car «elle est affamée, la terre, par icitte [… il y a] des lacs pas de fond […] qui vous mènent direct en enfer». Première histoire narrée au «je», «Saint-Jean-Vianney» marque une rupture avec les intrigues antérieures. À partir de ce point, en moitié de livre, Racine met en veille le conte et ses considérations collectives pour privilégier les quêtes individuelles.

Le ressac des siècles passés

Un peu moins remarquable — quoique logique dans la composition générale du recueil —, cette seconde section demeure imaginative, portée par les talents de conteur et la verve colorée de Racine, qui aurait toutefois pu éviter çà et là des facilités stylistiques telles que «blonde comme les blés» et «plus que l’ombre de lui-même». La quintessence de la deuxième partie est sans contredit la nouvelle «À cause», qui détaille l’ampleur que peuvent prendre les racontars et comment un infortuné «peut être livré gratuitement au bûcher du tribunal populaire». Gérard Potvin, résident de Saint-Elvide, habite au fond d’un rang, seul avec sa truie de compagnie. Des adolescents dévoileront la nature de leur relation…

«D’un géant l’autre» s’attache à la relation entre deux «géants»: Kerouac et Jean-Philippe Cyr, étudiant à la maîtrise et descendant du célèbre homme fort. Composée d’extraits de courriels, de journaux intimes et de conversations Facebook, cette histoire longuette mise trop sur sa forme et s’avère peu saisissante, moins complémentaire aux autres textes, éloignée de la souleur promise par le titre du recueil. «Gone, gone, gone» rétablit l’impression d’ensemble en nous présentant l’inquiétant «Monsieur treize», prétendant anglais d’Angélie. Son magnétisme paraît surnaturel: la jeune femme s’y abandonnera corps, âme — et langage — «quitte à [s]e perdre au passage».

Sainte-Souleur est une invitation à parcourir chronologiquement les siècles par les légendes, les peurs particulières et collectives, à sentir «la force de milliers de spectres canadiens-français […] muses d’outre-tombe». Un recueil d’une cohérence certaine pour ressentir les mêmes serrements de cœur que les fantômes de nos ancêtres. ♦

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François Racine
Montréal, Québec Amérique
2018, 248 p., 22.95 $