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Les essais incontournables de l'équipe de LQ

Dossier

En intelligence avec le sensible

«[L]a vie s’enracine dans l’apparente faiblesse de ce qui est voué à la différence», écrit Yvon Rivard, et cette trentaine de textes explore les éclats de lumière jaillis de ses rencontres avec les êtres, les penseurs, les livres aimés. Une sorte de voyage affectif, d’une intelligence sensible dans les paysages intérieurs d’Étienne Beaulieu, Jacques Brault, Bernard Émond, Jean-Pierre Issenhut, Robert Lalonde, Pierre Vadeboncœur, où le temps devient feuilleté de sagesses jeunes et vieilles. Même dans un «désaccord radical», comme celui que l’auteur constate dans une lettre à François Ricard, «l’amitié est toujours la distance qui permet de penser, ce qui à la fois nous rapproche et nous éloigne de nous-même et du monde». Qu’il s’agisse d’évoquer le fleuve comme «maître» de son écriture ou de rappeler la mémoire des croix de chemins, qu’il s’agisse de réfléchir à la condition des pauvres ou à la nécessité de l’accessibilité scolaire, Rivard n’est jamais seul, toujours habité, non seulement de la présence d’autrui, mais de la nécessité d’un engagement à l’égard du monde. Ne jamais ranger ce livre, pour le relire, sans cesse. (M.-E. S.)

Yvon Rivard
Exercices d’amitié
Montréal, Leméac, 2015, 277 pages

Le roi de la polémique

Jules Fournier est sans contredit dans le palmarès des meilleurs fauteurs de troubles du journalisme québécois, entre Arthur Buies et Pierre Foglia. Ses Souvenirs de prison sont cependant sans équivalent en matière d’insolence. Jeté derrière les barreaux pour diffamation, Fournier n’essaye ni de se dédouaner, ni de s’excuser, ni d’alléger sa peine: il renchérit. Tous ses adversaires, politiciens et gardiens de prison compris, y passent avec un sens de la répartie qui n’a jamais connu d’égal dans l’histoire si tranquille de la littérature québécoise. Confronté au pire, Fournier a réussi à écrire un des essais les plus braves de l’histoire du Québec et à en faire un puissant éloge de la liberté de penser. De nos jours, de gentils gratte-papiers décernent chaque année le prix Jules-Fournier à un journaliste pour son maniement de la langue française. Il y a fort à parier que ce grand polémiste y aurait trouvé quelque chose à redire, quitte à se faire quelques d’autres ennemis. (S.M.)

Jules Fournier
Souvenirs de prison
Montréal, Comeau et Nadeau, 2000, 132 pages

Masques et champs de bataille virtuels

Voici l‘œuvre que l‘on attendait à propos de la nébuleuse Anonymous, ignorants des arcanes du web que nous sommes. Et bien malin qui prétendrait être en mesure de faire plus vivant, complet, nuancé et éclairant que l‘anthropologue Gabriella Coleman. Véritable bijou essayistique, cette étude repose sur de longues années de recherche en immersion, l‘autrice ayant habité les Internet Relay Chats (canaux publics ou souterrains, où s‘organisent hackers, activistes, trolls, tricksters et autres marginaux) au détriment des Noëls en famille. De nombreuses discussions sous pseudonymes tiennent lieu d‘archives à certaines des plus audacieuses opérations du collectif qui s‘avance masqué. Les mécanismes du hacktivisme et du hacking y sont expliqués synthétiquement, de même que, à l’opposé, les récentes attaques privées et publiques contre le droit à la vie privée. On se retrouve au cœur de l‘action, aux premières loges de la grande bataille de l‘internet, sujet primordial pour notre époque et ignoré par la majorité. (T.D.-B.)

Gabriella Coleman
Anonymous: Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte
Montréal, Lux, 2016, 520 pages

Casser les œufs

Professeure à l’Université d’Ottawa, spécialisée dans l’humour des femmes, Lucie Joubert appartient au club des nullipares, ces «femmes sans» ayant choisi de se consacrer à autre chose qu’à la maternité. Une posture jugée avec pitié ou condescendance par notre société, qui réduit l’identité féminine à la maternité, et que l’autrice taquine dans un style savoureux: «Il paraît qu’en cherchant bien, je découvrirais en mon for intérieur un vide: cette vacuité, c’est ma matrice inutilisée.» Les nullipares — que même la langue française, par ce mot atroce, juge nulles d’avoir gaspillé leurs œufs — peuvent être reconnaissantes à Joubert d’avoir nommé leur marginalisation dans «une économie qui prend appui sur les tables à langer». À mi-chemin entre l’analyse et le pamphlet, appuyée par une documentation aussi choquante qu’éloquente, l’autrice prend à rebrousse-poil les idées reçues du diktat pro-maternité, revendiquant non seulement la liberté de la «femme sans», mais le fait que cette liberté nourrisse elle aussi la société par ses œuvres, seraient-elles extra-utérines. Une lecture jouissive, qu’elle soit accompagnée d’une bière ou d’un biberon. (M.-E. S.)

Lucie Joubert
L’envers du landau. Regard extérieur sur la maternité et ses débordements
Montréal, Triptyque, 2010, 104 pages

Les rejetons risibles

Un pamphlet qui s’encaisse plus qu’il ne se lit. Ce monologue d’un érudit pugnace, et grisé par la colère, explicite le lien entre la crainte de la «fin individuelle» et le manque d’intérêt pour la «suite collective». La prophétie de Sam Hamad se confirme: «Les gens de Québec veulent une équipe de hockey, pas un pays.» Tout y passe: de la sitcom péquiste à Anne-Marie Dussault, sans oublier le «modèle québécois». Notons la typologie de perdant qui trouve sa source autant dans le théâtre d’été de Marcel Gamache que dans les textes de Walter Benjamin. On n’avait pas aimé la méchanceté à ce point depuis Pierre Falardeau… ou Jean Larose, désormais tristement plus célèbre pour le divan dans son bureau que pour ses essais. (R. E.)

Christian Saint-Germain
L’avenir du bluff québécois — la chute d’un peuple hors de l’histoire
Montréal, Liber, 2016, 88 pages

Collusion souterraine

En 2012, après une poursuite bâillon intentée par la minière canadienne Barrick Gold et visant le précédent livre d’Alain Deneault et William Sacher (Noir Canada, retiré du marché à la suite d’une entente à l’amiable), ceux-ci revenaient à la charge avec le présent ouvrage. Annihilant le mythe d’un Canada pacificateur et humanitaire, Paradis sous terre dévoile l’ampleur des exactions commises à l’étranger par les entreprises du Dominion, avec la complicité de son gouvernement. Blindés derrière une montagne de sources, les auteurs exhument patiemment ce que de puissants intérêts auraient préféré garder souterrain: collusion entre le pouvoir et les minières, emploi de milices privées à l’étranger, évasion fiscale massive, pollution des sols consternante,etc. Dans la lignée des enquêtes essentielles menées par le philosophe Deneault et faisant depuis référence (Paradis fiscaux et De quoi Total est-elle la somme?), ce livre doit être lu par quiconque prétend comprendre économie et politique canadienne. (T.D.-B.)

Alain Deneault et William Sacher
Paradis sous terre: comment le Canada est devenu la plaque tournante de l’industrie minière mondiale
Montréal, Écosociété, 2012, 192 pages

Les varices de la Vieille Capitale

Fondée avec l’énergie du désespoir et l’art de ses moyens, la Cons dep témoigne avant tout d’un esprit de groupe ravageur. Elle reprend des dispositifs hérités des avant-gardes et le ton des grandes revues satiriques. On s’étonne encore qu’elle ait émergé dans une ville mouroir où les animateurs radio se targuent d’avoir comme culture les hot-dogs et les concours de wet t-shirts. Dans la lignée de Tiqqun et du Comité invisible, on y trucide l’air du temps à la baïonnette, avec une attention particulière pour la mocheté utilitaire caractérisant l’architecture de nos cégeps et hôpitaux. On plaint le diplômé en sciences de l’éducation qui devra un jour expliquer le tout à sa cohorte d’acnéiques mitigés. La Cons dep mourut de sa belle mort au bout de dix numéros. Les cinq premiers furent réédités par Moult et Lux en 2009. (R.E.)

Collectif
La conspiration dépressionniste vol I-V
Québec, Moult/Lux, 2009, 224 pages

Le traître

Raciste, traître, menteur, Mordecai Richler sera accusé de tous les maux à la sortie de son essai Oh Canada! Oh Québec!, qui faisait suite à la publication d’un article à sensation dans le magazine américain The New Yorker en 1991. Il faut comprendre que le sujet était chaud et que la période était tendue. Aborder le sujet de l’indépendantisme québécois et des lois linguistiques alors qu’on est un juif anglophone, et que l’heure est aux échecs constitutionnels — avec Meech et Charlottetown —, et aux tensions intercommunautaires, c’est avancer en terrain miné. Relire l’essai de Richler aujourd’hui, c’est toutefois retrouver d’abord une voix, injuste certes, parfois peu regardante sur les faits, mais drôle, incisive, une satire comme seul auront pu le faire ces oiseaux chiants dans leur nid qu’étaient Thomas Bernhardt en Autriche, Witold Gombrowicz en Pologne ou… Mordecai Richler dans cette terrible province qui est la nôtre. (S.M.)

Mordecai Richler
Oh Canada! Oh Québec!: requiem pour un pays divisé
Candiac, Éditions Balzac, 1992, 310 pages

(Pré)texte insurrectionnel

An Antane Kapesh a publié Je suis une maudite sauvagesse/Eukuan nin matsshimanitu innu-iskueu en 1976, année où le PQ accéda au pouvoir pour la première fois. L’équivalent (sinon plus) pour les Premières Nations, en termes de charge et d’importance historique, du Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières (1968), son témoignage constitue aussi le premier livre en français publié par une femme autochtone au Canada. Avec Bernard Assiniwi à la même époque, celle qui fut cheffe de la bande «montagnaise» (innue) de Schefferville, de 1965 à 1967, eut une influence majeure sur l’émergence des pratiques d’écriture propres aux littératures autochtones. À travers un catalogue de symboles hérités de la colonisation, Kapesh s’approprie la voix du colonisateur et le fait parler comme une marionnette. Comment rendre compte d’une réalité quand personne ne veut rendre des comptes… (R.E.)

An Antane Kapesh
Je suis une maudite sauvagesse/
Eukuan nin matsshimanitu innu-iskueu

Montréal, Leméac, 1976, 238 pages

VLB le père

Assis au café, guettant du coin de l‘œil ma progéniture dans son carrosse, je lisais, avide, l‘essai-poulet portant sur le grand Ti-Jean dont les facéties m‘avaient jusqu‘alors ennuyé. Pour Beaulieu, «[…] se connaître, c’est d’abord et avant tout déchiffrer le père. Toute autre connaissance serait vaine sans celle-là.» Me voilà donc m‘explorant à travers Bibi, qui lui-même le faisait par l‘un de ses plus célèbres «pères de texte» — d‘autres viendront, vous l‘aurez deviné: Melville, Ferron, Hugo, Joyce, Twain — dans une langue folle et un esprit free-jazzé qui rend fiévreux de lecture. VLB ne fétichise jamais Kerouac et refuse d‘en faire un énième objet «culturel». Pierre d‘assise de son identité littéraire, il y trouve aussi le Québec «dont nous ne savons rien, sans doute parce que nous ne savons rien de nous-mêmes». Fréquenter la prose du gentleman-farmer, tandis que je devenais moi-même père, c‘était tenter, naïvement, de le découvrir. (E.S.)

Victor-Lévy Beaulieu
Jack Kerouac: essai-poulet
Montréal, Typo, 2004 [1972], 232 pages

Et règnent les filles

«Encyclopédie atypique et audacieuse recensant la somme des connaissances sur la condition d’être fille», écrit Carole David (Liberté, n°306) sur Les filles en série, un essai qui surprend par la densité des références culturelles, la fluidité de l’écriture et les images qui sont finement déconstruites. Ce qui distingue le travail de Martine Delvaux est un souci d’honnêteté. Ce n’est pas une voix qui casse ni qui cadre, mais qui cherche à comprendre les failles, à créer des ouvertures. L’humilité des réflexions se mêle d’ailleurs à un sens critique audacieux, offrant aux lectrices la possibilité non pas de se reconnaître (bien que…), mais de prendre la mesure d’une pensée qui les inclut, leur parle en leur redonnant la parole. Je dirais que si Les filles en série est un texte traversé par l’amour — plaçant dans son cœur l’histoire vertigineuse des femmes —, il garde bien en tête la singularité de chacune. Radical? Optimiste plutôt. (V.L.)

Martine Delvaux
Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot
Montréal, Remue-Ménage, 2013, 234 pages

Le héros

Nègres blancs d’Amérique est un livre trop souvent cité et trop peu lu. Quiconque s’y attarde retrouvera d’abord le portrait touchant d’une enfance prolétaire au mitan du XXe siècle, que ce soit à Hochelaga ou sur cette Rive-Sud qu’on connaissait à l’époque comme bastion du FLQ et du docteur Ferron, plutôt que comme repaire des McMansions et de la banlieue tant décriée par une certaine élite contemporaine un peu bouchée. Baroque, Nègres blancs d’Amérique est un essai politique, les mémoires d’un jeune homme ingrat qui se closent sur un manifeste enflammé pour le Front de Libération du Québec; c’est un livre de l’urgence, un appel à la révolution, pétri de contradictions, mais fort dans son propos, un essai d’une violence qui appelle tout entier à sortir de l’ennui un Québec trop tranquille, pour son propre bien. Relire ce livre cinquante ans plus tard, c’est attraper un peu de cette énergie du désespoir qu’il est impossible de ne pas admirer. (S.M.) ♦

Pierre Vallières
Nègres blancs d’Amérique
Montréal, Typo, 1984 [1968], 480 pages

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