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Les adultes qu'on devait devenir

Les adultes qu'on devait devenir

Chez les Sublimés est une réflexion triste sur ce qui nous survivra, un roman magistralement déprimant.

Roman

Chez les Sublimés est une réflexion triste sur ce qui nous survivra, un roman magistralement déprimant.

Thomas était enfant lorsqu’une nouvelle famille, les Sylvestre, composée d’une «femme d’une quarantaine d’années» et de ses deux fils, Vincent et Emmanuel – «deux frères taciturnes et acrimonieux» –, a emménagé dans son quartier sherbrookois. Les trois garçons sont devenus amis et vivent même ensemble, plusieurs années plus tard, alors qu’ils sont de jeunes adultes.

Bien qu’il se soit lancé ici dans un opus de près de quatre cents pages, Jean-Philippe Martel1, qui en est à son deuxième roman après Comme des sentinelles (La Mèche, 2012; réédition à Boréal en 2021), est doué pour circonscrire en quelques lignes un état d’esprit, une époque:

Puis, quelque part là-dedans, les premiers accords de Smells Like Teen Spirit, et la conviction qu’un changement se produisait, était déjà en train de se produire: l’impression que l’ère du théâtre, le temps des impostures étaient révolus.

La colonne vertébrale de ce livre ambitieux s’articule autour du trio, qui se réunit en octobre2013 lorsque Vincent cogne à la porte de Thomas pour lui demander d’héberger Emmanuel, dont l’appartement montréalais vient de passer au feu. Les trois hommes désormais trentenaires se ressemblent, car ils ont déjà abdiqué, lâché prise et renoncé plus qu’à leur tour. Si les personnages me sont d’abord apparus comme des déclinaisons d’une même médiocrité lasse, j’ai compris qu’ils étaient surtout brisés. Vincent est un être autoritaire et colérique, bercé par le mépris; Emmanuel, chétif et pas très en forme, a quitté son emploi et ne semble aspirer à rien; quant à Thomas, diplômé en littérature et contractuel pour le service pédagogique d’un cégep, il ne croit pas au bonheur, «l’absence de tracas [lui] suffi[t]»: «Mes ambitions sont comme les bouts drôles d’une comédie satirique.» Le personnage ne s’intéresse ni à son travail, qui lui inspire du cynisme, ni aux relations amoureuses ou amicales. Il aime les jeux vidéo en ligne, mais il s’y consacre aussi avec un certain détachement.

Ce sont peut-être ces phrases d’Emmanuel à Thomas qui résument le mieux ce que sont les trois protagonistes: «On est devenus les adultes qu’on devait devenir.»; «Il nous reste peut-être du temps à vivre, dix jours ou cinquante ans, mais on fera pas grand-chose d’autre que d’ajouter des couches à un dessin fini.»

Délirants retours vers le passé

Les voix sont nombreuses: si Thomas est un des principaux narrateurs, plusieurs chapitres épousent le point de vue d’Emmanuel. Il y a aussi la voix de l’oncle suicidé des frères Sylvestre, Michel, puis celles d’une multitude d’ancêtres de leur lignée, dont les récits reconstitués ou fantasmés, presque toujours imprégnés de violence et de détresse, parsèment le roman.

Ces histoires font écho au drame d’Emmanuel. Dans l’incendie de son appartement, il a perdu la documentation qu’il récoltait sur ses ancêtres, lui qui avait soigneusement suivi la trace de chacun d’entre eux pour que quelqu’un se souvienne:

Et de même que les liens entre les générations se délitent, le ciment entre les épisodes qui m’ont été contés de la vie de mon oncle Michel s’est effrité.

Pourtant, ces séquences ont été soudées les unes aux autres; il faut qu’elles l’aient été, parce que moi, je pense à lui, je pense à eux, et j’essaie encore de me figurer comment il est mort, et j’ai peur, oui, j’ai si peur que, de tout ce qui s’est joué à ce moment, rien ne soit réellement consommé, et que la scène de sa fin ne joue et rejoue pour toujours, dans le vide.

Désenchantés

Les destins – pratiquement tous masculins – mis en scène dans Chez les Sublimés, du temps des colonies à l’époque contemporaine, en passant par les rébellions des Patriotes, sont tous marqués par des espoirs déchus et la résignation. Le roman présente des hommes qui ont grandi en s’abreuvant à la musique de Nirvana et à des films comme Trainspotting (1996), des œuvres cultes dans lesquelles le mal de vivre est grandiloquent; le désespoir, bruyant et autodestructeur.

Le mal-être des personnages dans Chez les Sublimés est plus sourd, discret. Il n’est pas aussi flamboyant que celui de leurs idoles. En fait, il se décline de bien des manières, le plus souvent dans la solitude, quand tous les posts Facebook ont été lus; quand les villages qui ont été le théâtre des drames de nos ancêtres sont devenus des banlieues tristes.
 

  • 1. NDLR : Jean-Philippe Martel signe un texte de réflexion aux pages 98-99 de ce numéro.
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Jean-Philippe Martel
Montréal, Boréal
2021, 376 p., 29.95 $