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L'effet violon

Gabrielle Giasson-Dulude entre à l’École de mime de Montréal et se rend compte un jour que, sous ses pieds, se trouve un entrepôt d’œufs. Sa pensée gît dans le détail, l’attrait du contour.

Thématique·s
Essai

Gabrielle Giasson-Dulude entre à l’École de mime de Montréal et se rend compte un jour que, sous ses pieds, se trouve un entrepôt d’œufs. Sa pensée gît dans le détail, l’attrait du contour.

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J’étais à mi-chemin entre Rotterdam et la lugubre gare de Bruxelles-Midi quand j’ai ouvert Les chants du mime de la femme de lettres qu’est indéniablement Gabrielle Giasson-Dulude. Malgré la crainte de prêter à cette fin de voyage un autre rythme que celui mélancolique du retour, il me semble avoir souhaité que le mélange de noir et de blanc sur la couverture tienne la seule promesse qui vaille: faire oublier l’inanité du temps.

Parole de mime

En sept tableaux, qui sont aussi des actes de parole, Giasson-Dulude nous entraîne sur le chemin tout en ombres du silence et des gestes; de ce qui, du corps en mouvement et en tension, «sculpte» la voix. Incarnant ce rapport entre le mime et le poème, l’écriture agit en largeur, se décharge des rigidités du langage. Peu importe donc si certains segments sont plus prudents que d’autres puisque ce qui reste de la lecture d’un tel essai n’a rien à voir avec ce qui fait défaut ni ce qui manque. Humble et érudite, Giasson-Dulude carbure à autre chose qu’au besoin de persuasion. Il y a dans l’ouvrage une poésie et une sobriété qui permettent de nous déplacer en marge d’une production cherchant impunément à établir des consensus. L’idéal qui élève sa pensée ne s’agite pas à l’horizon, mais dans chacune des phrases qui rappellent que les mots proviennent eux aussi, comme les notes, d’une caisse de résonance.

Ce que j’aime dans Les chants du mime, c’est la place accordée à l’attente. À cette forme de recul qui n’est pas conditionnée par le doute, mais par une sorte de souveraineté sans couronne. Malgré ce qu’écrit l’auteure à savoir que son «amour pour le mime a d’abord été lié à la peur de le perdre ou, plus exactement, à la peur que disparaisse avec lui ce qui [lui] paraissait si important», c’est une écriture patiente qui ne répond, à aucun moment, à l’urgence de garder, à celle de tout consigner. À l’image du mouvement, de la ligne, du fil et du jeu que poursuit le mime, en découvrant lentement les règles, «c’est à la fois une bienveillance et une exigence envers soi et envers qui nous écoute.»

Alors au lieu de sobriété, serait-il plus juste de parler de sagesse, celle-là propre aux voix qui font du monde autre chose qu’un objet? La lecture laisse imaginer une chasse aux papillons sans l’attirail, la boîte ni les épingles. Ainsi, la proximité qui se crée entre la réflexion intellectuelle et le désir chaste de parler de ce qui anime le corps et les sens est celle qui existe entre la main gantée et le verre d’eau invisible: ce geste qui consiste à trouver, comme le mime, «la grâce dans le déséquilibre», le point d’articulation entre l’élan et la résistance, «une distance pour mieux entendre sa propre voix.»

À l’heure grave du présent

S’inscrivant, par la littérature, dans une filiation du «mouvement invisible» dont la perfection résiderait dans le maniement de l’archet («on ne voit pas le mouvement, et pourtant on écoute la musique»), Giasson-Dulude ouvre une fenêtre à même l’héritage philosophique du maître qu’a été Étienne Decroux, «à la fois socialiste et anarchiste, admirateur du Classicisme, de l’ordre et des règles en ce qu’elles sont sensibles aux élans passionnés du corps». Dans cette conjonction qu’opère Giasson-Dulude entre le mime et l’écriture s’instaure un lieu où advient le mystère plutôt que le désenchantement: «Ce mouvement terminé, mais qui pourtant continue, devient celui de l’héritage, ce mouvement que nous n’aurions pas pu prévoir, mais qui se déplace, se reprend.» Cette place un peu magique, y a-t-il des mots pour la dire?

«J’avais besoin de cet espace du mime, qui s’ouvrait à peine séance après séance, pour conserver en moi […] les moments où, lors des improvisations, une intensité de présence me permettait de mieux regarder les gens.» Mieux regarder les gens revient, entre les pages, à désapprendre les gestes. À changer d’angle au lieu de les multiplier, à cligner des yeux aussi, respirer au lieu de s’emparer. Parmi les nombreuses images et citations qui ponctuent le texte, c’est une phrase tronquée d’Oscar Wilde à propos de l’écriture que je retiens: «ainsi apprenons-nous au mieux à repousser les murs de notre propre cellule». Sans qu’il soit platement question de transgression, les limites qui sont en jeu dans l’écriture de Giasson-Dulude font voyager. Le mime est une passerelle pour parler de la voix, du chant et du silence comme on le fait avec la musique: c’est-à-dire en termes de composition, de nuances et d’anticipation.

«Comme le mime, je voudrais tout faire tenir en une seule figure, dans une seule main, en quelques phrases», écrit Gabrielle Giasson-Dulude. Et moi, si j’étais mime, j’apprendrais le geste qui consiste à dérouler un tapis rouge devant celles qui, comme elle, font porter à la littérature le poids de l’impossible. ♦

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Gabrielle Giasson-Dulude
Montréal, Noroît
Chemins de traverse
2017, 160 p., 25.00 $