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L'écrivaine et le voleur

Dossier

Ma mère a grandi en Virginie. Elle était très malheureuse là-bas et, comme la plupart des jeunes gens malheureux, elle cherchait une solution à ses malheurs. Elle croyait que partir pour un endroit très lointain lui permettrait de laisser ses malheurs derrière elle, recroquevillés sous les draps de son lit. Elle avait entendu parler de Montréal. La ville faisait les manchettes dans les dernières années à cause des Jeux olympiques et de l’Expo. Sans les ambitions démesurées du maire Jean Drapeau, elle n’aurait jamais entendu parler de Montréal et je ne serais jamais née. Mais les choses étant ce qu’elles sont, elle le trouvait magnifique, ce mot : Montréal. Elle le répétait en se promenant. Elle savait que les gens parlaient français là-bas. Elle ne le parlait pas, mais elle aimait beaucoup l’idée de vivre quelque part où tout le monde parlerait une autre langue qu’elle. Alors, elle a fait sa valise, elle s’est faufilée hors de la maison et elle est partie à Montréal, vers de nouvelles aventures.

Mon père était beaucoup plus vieux que ma mère. C’était une sorte de voleur. Il aimait s’asseoir dans le parc et parler aux étrangers. C’est comme ça qu’il a rencontré ma mère. Mon père était le genre d’homme à profiter de la naïveté d’une jeune femme un peu perdue. Et c’est comme ça que je suis née, à Montréal, dans un hôpital du centre-ville.

Ma mère a fini par considérer mon père comme une erreur de parcours, et moi comme une erreur encore plus grande. Alors elle est repartie, refusant de se sentir responsable de quoi que ce soit qui lui était arrivé pendant qu’elle était ici.

J’ai donc grandi au centre-ville avec mon père. J’avais l’habitude de le rejoindre au carré Saint-Louis après l’école. Il détestait se sentir coincé dans un appartement. Il aimait s’asseoir sur des bancs de parcs et parler aux gens. Parfois, il se contentait de s’y étendre et de dormir. Souvent, en revenant de l’école, je tombais par hasard sur mon père en train de dormir sur un banc. Je soulevais le chapeau qu’il avait posé sur son visage et je lui disais : « Salut, me voilà. »

Mon père était certain que je deviendrais une grande criminelle. Il m’avait présenté tous les gangsters de la rue. Il m’a toujours dit que la vie de brigand était l’unique vie envisageable pour lui. C’était un mode de vie très amusant. Si on ne se faisait pas attraper pour un coup, on était de bonne humeur pour une semaine. Tout était hilarant. C’est vrai qu’on évitait d’aller au comedy club après avoir commis un crime, histoire de ne pas mourir d’une crise cardiaque. On portait toujours les plus beaux vêtements. Il y avait comme une entente secrète entre le monde du crime et la mode. Après un gros coup, on devenait soudainement irrésistible. Et on pouvait coucher avec des gens qui étaient normalement hors de portée. Ils ne comprenaient pas eux-mêmes ce qui leur arrivait. On avait une sorte d’aura surnaturelle qui flottait autour de nous. En fait, si vous lisez ceci et que vous êtes célibataire, je vous suggère de vous rendre immédiatement à l’épicerie, de voler un petit pain en l’enfonçant dans votre poche, et de sortir dans un bar.

Si des gens qui ne viennent pas de Montréal lisent ceci, ils pourront penser que mon père était un très mauvais parent. Enfin, il était un très mauvais parent. Et pourtant, ses conseils à propos du crime étaient assez représentatifs d’une éducation montréalaise typique. Les grandes fortunes de la ville avaient été amassées grâce au crime et plusieurs des familles les plus prestigieuses étaient des criminels qui trimaient dur. C’était normal de voir le crime comme une école tout à fait respectable.

Comme tous les enfants, j’ai évalué les possibilités de partir vivre ailleurs une fois adulte. J’aimais l’idée que je me faisais de New York. C’étaient les années 1980 et j’avais vu des photos du métro de New York. Je ne pensais pas qu’on pouvait recouvrir à ce point quelque chose de graffitis. Quel endroit incroyable, pensais-je. Je me disais que j’irais là-bas pour voir les graffitis et les danseurs de breakdance. À Montréal, il y avait des danseurs de breakdance en face du Eaton, mais c’étaient des imposteurs, me disais-je. Mais mon père me répétait tout le temps que si je partais, je crèverais d’ennui et je finirais par me suicider. Je me sentais prisonnière sur cette île. J’enviais ma mère d’avoir réussi à s’échapper.

Les autres enfants du coin disaient souvent que j’étais prétentieuse. Ils croyaient que je me pensais trop bonne pour jouer avec eux. Ils n’avaient pas tort, c’est vrai que je pensais ça. Je ne me suis jamais bien entendue avec les autres enfants. Je préférais lire. J’étais épouvantablement paresseuse. Le simple fait de maintenir une conversation m’épuisait. Je ne voyais pas l’utilité de faire quoi que ce soit. J’aimais m’asseoir pour lire et écrire. Aujourd’hui, rétrospectivement, je suis persuadée que l’enfant que j’étais avait raison. J’en suis venue à la conclusion que le monde des mots est le monde réel, que ce que nous considérons comme la réalité n’est rien d’autre qu’un rêve qui nous visite entre deux livres.

Quand j’étais en troisième année du secondaire, notre professeur d’anglais nous a emmenés à la bibliothèque pour assister à une lecture de Marie-Claire Blais. J’avais lu ses romans et j’en étais totalement folle. Encore aujourd’hui, rien ne me plaît comme une histoire d’enfants poétiques et tordus. Blais me permettait de me sentir à l’aise avec mes séances de masturbation et mes carnets remplis d’observations bizarres. Marie-Claire Blais n’a pas lu. Une traductrice lisait des passages de la version anglaise de La belle bête. Marie-Claire Blais était assise en retrait, près de la scène, elle portait une chemise boutonnée blanche et une cravate, et elle avait l’air mortifiée. Elle semblait mal à l’aise d’être en vie. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose de très noble dans cette attitude. Quand on y pense, c’est profondément ridicule d’être en vie.

Je croyais que j’avais deux solutions dans la vie si je restais à Montréal. Soit je devenais une criminelle, soit je devenais une écrivaine. J’ai choisi la plus dangereuse, et je suis devenue écrivaine.

Tous les écrivains les plus importants pour moi vivaient à Montréal. Ils me paraissaient si fascinants. Je voulais lire les histoires de gens eux aussi prisonniers sur cette île. À la bibliothèque, j’ai vu le documentaire Ladies and Gentlemen... Mr. Leonard Cohen. Je me disais que ce genre de vie m’irait bien. Je voulais vivre dans un petit appartement, pas loin du boulevard Saint-Laurent (j’ai une véritable obsession pour le boulevard Saint-Laurent, si je m’en éloigne de plus de dix coins de rue, je ressens des symptômes physiques).

Quand j’avais vingt ans, je participais souvent à des soirées de lecture de poésie sur le boulevard Saint-Laurent. Personne n’aime ça quand les poètes prennent la parole, tout le monde préfère les musiciens. Mais quand même, quand on arrivait à capter l’attention des buveurs et qu’ils s’intéressaient un tant soit peu à ce qu’on lisait, on se sentait vraiment comme des génies. Je travaillais, travaillais, travaillais sans relâche pour inventer des histoires à la fois choquantes, adorables, sexy et hilarantes, afin de réussir à détourner le public du bar de son objectif principal, celui d’avoir des relations sexuelles. Quand les gens finissaient par baisser le ton, je pense que je comprenais comment avait dû se sentir Napoléon découvrant qu’il avait un don pour tuer des gens sans éprouver d’états d’âme.

Après avoir testé mes histoires dans les bars du boulevard Saint-Laurent, j’imprimais les meilleures sous forme de petits bouquins. Je payais huit sous de plus pour une couverture en couleurs. Je me souviens d’avoir utilisé un dessin d’Edward Gorey pour illustrer un de mes premiers opuscules : l’image d’une petite fille debout sur une chaise, un livre sur la tête. Un lecteur observateur aura remarqué que cette petite fille revient dans tous les romans que j’ai publiés depuis… Pour revenir à l’époque où je publiais tout moi-même, j’avais l’habitude de vendre mes œuvres dans les stations de métro. J’aimais particulièrement la station Sherbrooke. Comme tous les petits truands. Il y a quelque chose de spécial dans l’angle des escaliers roulants qui te permet de te pencher et de commencer à harceler les gens qui sortent du métro alors qu’ils ne peuvent pas s’échapper. Peut-être que vous m’avez déjà croisée là-bas, il y a très longtemps, quand je n’étais pas encore une écrivaine montréalaise. Bien que, d’une certaine manière, je l’aie toujours été. ♦

Traduction | Daniel Grenier

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