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Le volant du voleur

Un brûlot efficace et choquant, qui reste cependant dans l’émotion au détriment de la rigueur historique.

Essai

Un brûlot efficace et choquant, qui reste cependant dans l’émotion au détriment de la rigueur historique.

Ancien journaliste (La Presse, Le Jour, L’actualité) et chroniqueur (Le Devoir) politique, Pierre Godin a livré, il y a une vingtaine d’années, une volumineuse biographie de René Lévesque (1994-2001). N’ayant visiblement pas perdu le don du récit et de l’analyse, il s’intéresse cette fois-ci au pouvoir sous Jean Charest (2003-2012). Il faut avouer que «le pire gouvernement jamais vu dans l’histoire du Québec depuis le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau1», selon les mots du député péquiste Bertrand St-Arnaud, attendait son bilan. Un devoir de mémoire nécessaire, une forte nausée à chaque page, malgré la plume alerte et piquante de l’auteur.

«L’industrie de la corruption»

Godin a le sens du portrait, ainsi que la mémoire fine. Conséquemment nous rappelle-t-il que, ministre d’État à la Condition physique et au Sport amateur dans le gouvernement Mulroney, John James Charest est écarté du cabinet en 1990 pour avoir fait pression sur le juge Yvan A. Macerola. La claque sur les doigts, loin de lui inspirer un chemin de Damas, lui apprendra à raffiner ses méthodes — et Godin n’oubliera aucun des gestes de Jean Charest au service du Bien commun: prime salariale secrète alors qu’il est premier ministre (75 000 $), «ministres à cent mille dollars» aux cocktails hautement lucratifs, collusion dans la nomination des juges québécois, corruption dans l’octroi des contrats publics de construction, monnayage de places en cpe — toujours sur fond de financement occulte du PLQ. Le journaliste sait sortir les meilleurs squelettes du placard, rappelant par exemple ce 5décembre 2010 où, à l’émission Tout le monde en parle, questionné sur un dossier lié à l’industrie de la construction, Jean Charest avait échappé un lapsus révélateur: «l’industrie de la corruption». On se rappellera que sous le gouvernement Charest, les lapsus répétés de ses ministres ont à ce point trahi les financements douteux du PLQ qu’ils ont déclenché une enquête du Directeur général des élections2.

La «juste part» des mandarins

Le deuxième chapitre est sans doute le plus fort du livre. Pierre Godin rappelle que les «années Charest», comme on pourrait les nommer, s’inscrivent dans une cupidité croissante (et de moins en moins dissimulée) des grandes fortunes mondiales. C’est l’époque de la déréglementation bancaire, qui mènera à la crise de 2008. Au Québec, les mandarins de la fonction publique s’autorisent une véritable «orgie salariale», goinfrerie à laquelle les grands succombent sans gêne, au détriment de la santé économique de l’État. Godin démonte soigneusement le mécanisme de «l’idéologie antiétatiste» du gouvernement Charest, en butte à l’État providence, «ce “modèle” compatissant jugé trop onéreux par les riches». Le cynisme sera poussé à l’extrême quand Raymond Bachand imposera une taxe santé de deux cents dollars aux plus riches comme aux plus pauvres, alléguant que le citoyen doit faire sa «juste part». L’absence de compassion, on le sait, culminera jusqu’à la violence d’État lors de la crise étudiante du printemps 2012.

Entre le brûlot et l’essai politique

L’essai dresse le portrait de chacun des «ministres à cent mille dollars», ces Line Beauchamp, Julie Boulet, Michelle Courchesne, Nathalie Normandeau, Tony Tomassi que la Commission Charbonneau rassembla durant plusieurs semaines de mauvaise télévision. Mais les anecdotes, foisonnantes, concernent tous les partis. Godin rappelle entre autres combien Pauline Marois brilla comme cheffe de l’opposition, ne laissant aucun répit au premier ministre. L’auteur ne cache pas son admiration pour la «Dame de béton», parfois même au détriment de la réalité. Ainsi, les députés péquistes démissionnaires de juin2011 (Jean-Martin Aussant, Lise Beaudoin, Pierre Curzi et Lisette Lapointe) seront-ils ravis d’apprendre que c’est en fait Pauline Marois qui les «expulsa de son parti». Aucune mention de la fameuse loi 204 qui avait mis le feu aux poudres par ses positions antidémocratiques. Pour Godin, les quatre insoumis sont des «cafards», et Pauline a bien «nettoyé la maison». On ne peut s’empêcher de sourire devant l’aveuglement partisan.

La façon dont l’essai de Godin passe allègrement des faits à la subjectivité est d’ailleurs ce qui nuit à l’exercice: le mélange des genres, entre le brûlot et l’essai politique, nuit à la fiabilité du document. À l’instar de Louise Beaudoin face à la biographie de René Lévesque, il est difficile de ne pas ressentir un malaise devant «l’absence systématique de références directes», un mélange de «témoignages et documents […] qui rend impossible pour le lecteur de savoir précisément d’où viennent les informations et impressions retenues.3» Le véritable travail de journaliste (d’historien?) sur le sujet reste encore à faire. ♦

  • 1. Martin Ouellet, «Le PQ compare le gouvernement Charest à celui de Taschereau», La Presse canadienne, 13mai 2010.
  • 2. Antoine Robitaille, «Lapsus en série: le DGE enquête», Le Devoir, 6mai 2010.
  • 3. Louise Beaudoin, «Biographie — Pierre Godin est passé à côté du vrai René Lévesque», Le Devoir, 11 février 2006.
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Pierre Godin
Montréal, Leméac
2018, 368 p., 25.95 $