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Le tumulte du confessionnal

Après deux recueils de nouvelles remarqués chez les anglophones, la Vancouvéroise Zsuzsi Gartner présente aux francophones son premier roman, Le malenchantement de sainte Lucy.

Littératures de l'imaginaire

Après deux recueils de nouvelles remarqués chez les anglophones, la Vancouvéroise Zsuzsi Gartner présente aux francophones son premier roman, Le malenchantement de sainte Lucy.

Porté par l’adroite traduction d’Éric Fontaine (qui a, entre autres faits d’armes, traduit les tordantes bandes dessinées de Tom Gauld), ce très étrange texte capte presque immédiatement l’attention. L’esprit profondément décalé de Zsuzsi Gartner fait déjanter nos habitudes narratives et nous donne l’impression de rouler à vélo un peu tout croche à travers un champ épierré à la hâte. L’expérience est souvent exaltante, quelquefois frustrante en raison des trop nombreux cahots, mais dans tous les cas, elle s’avère certainement dépaysante.

Les influences de l’autrice sont plurielles, et on se prend rapidement au jeu d’essayer de trouver d’où proviennent cet univers et ce ton si singuliers. On pense tout de suite à la proximité des métaphores inattendues de Heather O’Neill et à sa fascination pour les éclopé·es célestes. John Irving nous vient aussi en tête pour l’«inquiétante étrangeté» et le talent de conteuse. Puis surgit la parenté avec les événements inexpliqués, qui agit tel un révélateur d’écrivain·es comme László Krasznahorkai et son éternel Mélancolie de la résistance (1989). Il y a de quoi s’y perdre, je le concède. Et nous nous y perdrons joliment, puisque je vais dès maintenant tâcher de résumer ce qui persiste à s’embrouiller chaque fois que je prétends y mettre un peu d’ordre. Mais peut-être que les sombres histoires de Gartner ne se complaisent que dans les parages du grotesque et du chaos. Et peut-être est-ce à tort qu’on voudrait les en tirer.

Explorer la toile sans s’égarer

Il en va de ces récits comme des petites araignées poilues qui rasent les murs dès qu’une quelconque lumière s’essaie à les éclairer. Si on s’acharne tout de même à les suivre dans des fissures de plus en plus étroites et ramifiées, on se retrouve piégé à la périphérie de leur grande toile. Il faut alors quelque peu s’échiner pour apercevoir le centre, puis explorer les nombreux fils qui s’enfoncent dans les ténèbres. Ce centre, c’est Lucy et cette confession qu’elle s’apprête à révéler depuis le bazar de ses pensées bric-à-brac. C’est que le jour de la mort de son cousin bien-aimé Zoltán (dans des circonstances particulièrement nébuleuses), Lucy hérite de l’étrange capacité d’attirer les confessions d’inconnu·es dont les vies s’avèrent tout aussi foutraques que la sienne. Ces multiples récits éclatés sont rassemblés aux environs de la tour panoptique où s’est juché l’esprit en deuil de Lucy pour composer avec un monde brisé. Depuis ces contreforts synaptiques, elle décrypte les sémaphores abîmés de ces existences, qui sont autant d’indices sur l’état maladif de la société.

Disons que c’est là que l’on perd une partie de l’enthousiasme initial. Certaines des histoires semblent parfois arbitrairement colligées. Comme si Gartner n’avait pas pu entièrement se détacher de son penchant pour la nouvelle, genre qu’elle a d’abord pratiqué. L’ensemble se révèle quelque peu bricolé et bénéficierait d’une structure plus forte pour soutenir ce panier plein de fantasmagories qui déborde fréquemment. Mais laissons ces considérations de côté, donnons la chance à la coureuse, dont ce n’est après tout que le premier roman, et saluons son travail somme toute admirable.

L’adrénaline des confidences

En dehors des confessions, le texte fait la part belle aux digressions mesurées. Le récit est d’ailleurs émaillé de références à des films de même qu’aux œuvres phares du corpus de l’imaginaire (Le seigneur des anneaux, Le monde de Narnia et consort). De petites vignettes «philosophico-poético-mélancoliques» entrecoupent également l’intrigue. Elles portent entre autres sur le deuil, le tabou d’une maternité non voulue et l’étrangeté du désir. Les confessions, quant à elles, sont toujours inattendues et arrivent comme une poussée d’adrénaline, puis cessent aussi soudainement.

J’ai été surprise que mes terminaisons nerveuses se mettent à frétiller comme les antennes de créatures minuscules mais sensibles rassemblées autour d’un festin. Il semblerait qu’inconsciemment j’avais été en état de manque de ce que j’en étais venue à considérer comme des révélations. Sous les lumières du Kinko’s, vêtu de sa blouse de travail, l’homme en larmes s’est penché vers moi pour m’injecter ma dose.

Dans ces injections de conscience pure, on croise dans le désordre un Finlandais dévoré par l’amour d’une inconnue, une «femme-manchot» à la sexualité consolatrice, des jumeaux fratricides dès la matrice, et un architecte épris d’une femme et d’un homme qui sont en fait une seule personne. La mémoire peine à trouver prise dans cette grande sarabande qui donne l’impression de planer au-dessus de ces personnages et de leurs rocambolesques histoires, que l’on aurait voulu admirer plus longuement grâce aux lunettes agréablement déformantes de la talentueuse et étourdissante Zsuzsi Gartner.

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Zsuzsi Gartner
Traduit de l'anglais (Canada) par Éric Fontaine
Québec, Alta
2021, 256 p., 27.95 $