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Le toit du monde

Dans Le droit au froid, l’activiste inuit Sheila Watt-Cloutier illustre éloquemment combien les changements climatiques aliènent les droits de la personne.

Essai

Dans Le droit au froid, l’activiste inuit Sheila Watt-Cloutier illustre éloquemment combien les changements climatiques aliènent les droits de la personne.

Encore aujourd’hui, la parole et l’action d’une femme autochtone pèse moins que celles du mâle blanc. Malgré le fait que son action politique et militante remonte à plusieurs décennies, et même si, dans les milieux altermondialistes, elle est une figure hautement estimée, la célèbre Inuit de Kuujjuaq, nominée en 2007 pour le prix Nobel de la Paix, verra celui-ci accordé à Al Gore — si sympathique soit-il. Watt-Cloutier en sera quitte pour le « Nobel alternatif » (Right Livelihood Award, 2015). Loin de s’épancher sur les nombreuses injustices qui l’ont frappée au cours de sa vie, l’autrice livre plutôt ici le passionnant exposé des différentes prises de conscience qui l’ont menée à se battre, non seulement pour la protection de l’Arctique, mais aussi pour l’avenir de la planète et les droits humains.

Récupérer le pouvoir

Ce vibrant plaidoyer sous forme de récit prend sa source dans l’enfance de Watt-Cloutier, placée par les autorités canadiennes au pensionnat Churchill (Manitoba), avec d’autres jeunes Inuits doués, pour devenir des interlocuteurs du pouvoir blanc. Certains traitements infligés aux enfants des années 1960, comme ces douches communes de désinfection à l’arrivée, scandalisent, mais jamais la narratrice ne cède au ressentiment à l’égard des Blancs, même si ce ne sont pas les motifs qui manquent. Pensionnats, relocalisations, imposition de la langue anglaise, abattage des chiens constituent autant de facteurs d’une grave crise sociale chez les Inuits. Pourtant, le propos du livre, s’il dénonce les coupables, n’appelle pas tant la punition que les solutions. La lecture n’en est que plus consensuelle.

Témoin des changements matériels du territoire arctique, qui affecteront radicalement les us et coutumes des Inuits, Sheila Watt-Cloutier s’engage pour améliorer le sort de son peuple, dans le milieu de la santé d’abord, puis dans celui de l’éducation. Sa grande qualité est de dédaigner la division au profit du rassemblement :

[A]vec la création de nombreuses organisations inuit, y compris sur le plan international, nous allions entreprendre de récupérer le pouvoir sur nos communautés et de défendre nos intérêts dans le Nord et sur la scène internationale. […] Si nous voulions sérieusement rompre avec les dépendances et adopter une vie plus saine, une vie dont celles et ceux de ma génération se souviennent encore, il fallait s’attaquer à l’absence de la liberté de choisir.

Le précepte, on l’aura compris, ne s’adresse pas qu’aux Autochtones — c’est d’ailleurs l’un des grands intérêts du livre, qui pourrait presque être reçu comme un modèle.

Tout est relié

La véritable épiphanie se produira en 1995, quand l’activiste réalisera que les conditions de vie de son peuple se sont dégradées jusque dans sa nourriture, les aliments traditionnels et le lait maternel étant lourdement contaminés par des polluants organiques persistants (POP), avec de graves effets sur la santé publique. La situation est d’autant plus dramatique que les populations arctiques se trouvent impuissantes face aux pratiques du Sud industriel qui l’empoisonnent. Certaines pages du livre sont à hurler, par exemple quand les minières canadiennes et américaines s’installent dans l’Arctique, s’enrichissant de la fonte du pergélisol, conséquence de leur propre action.

Présidente internationale du Conseil circumpolaire inuit, Watt-Cloutier sera amenée, dans sa bataille contre les POP et les changements climatiques, à côtoyer des populations inuites qui, bien qu’essaimées en Alaska, en Sibérie, au Groenland ou au Canada, se retrouvent liées au-delà des pays qui les restreignent : « Nous vivons une grande proximité spirituelle, alors que nous pouvons être séparés par de grandes distances. Les pays dans lesquels nous vivons peuvent être radicalement différents, nous nous reconnaissons dans un mode de vie, unique par ses racines. Nous, les Inuits, formons un peuple vivant sur le toit du monde. »

Là où la militante fera mouche, ce sera à la Convention de l’ONU sur le climat (2003) : malgré les crocs-en-jambe de plusieurs fonctionnaires et diplomates canadiens, elle arrivera à faire reconnaître que les changements climatiques ne nuisent pas qu’à l’environnement, mais aussi aux droits civiques : « [À] une époque où de graves dommages sont causés à l’environnement, la liberté économique, sociale et culturelle des personnes est affectée non seulement par un déficit de liberté civile ou politique, mais aussi par les aléas du climat et la dégradation de l’environnement. »

À l’image de ce combat qui est loin d’être terminé, Le droit au froid transcende la seule réalité inuite, pouvant inspirer la plupart des luttes actuelles contre la brutalité du néolibéralisme. En offrant des avenues totalement différentes de celles imposées par l’industrie occidentale, en prouvant combien rassembler les forces vives peut avoir des conséquences positives sur l’avancement du monde, Sheila Watts-Cloutier nous ouvre toutes grandes les fenêtres. Un récit qui, même s’il mériterait d’être resserré pour éviter certaines redondances et effets de longueur, n’en reste pas moins nécessaire et rassérénant. ♦

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Sheila Watt-Cloutier
Montréal, Écosociété
2019, 360 p., 30.00 $