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Le silence des feux follets

Traduite par Dominique Fortier, Tu redeviendras poussière, de Heather O’Neill, s’intitulait Shallow Grave dans sa version anglaise. Le titre de la traduction, qui évoque la célèbre expression biblique, n’a pas le même impact que l’original.

Littératures de l'imaginaire

Traduite par Dominique Fortier, Tu redeviendras poussière, de Heather O’Neill, s’intitulait Shallow Grave dans sa version anglaise. Le titre de la traduction, qui évoque la célèbre expression biblique, n’a pas le même impact que l’original.

L’expression «shallow grave» renvoie à l’acte d’inhumer un cadavre dans une fosse peu profonde, à fleur de terre, et au fait de disposer d’un corps sans grands égards. La narration et le récit de Heather O’Neill sont en phase avec ce titre, qui chapeaute la deuxième publication de la nouvelle collection «Ectoplasme», des éditions Alto. Inspirée d’une tradition littéraire anglo-saxonne, «Ectoplasme» propose – et proposera – des histoires d’effroi à temps pour le solstice d’hiver, le tout dans un écrin attrayant et soigné. Sans oublier que la version papier paraît dans une édition limitée de sept cent cinquante exemplaires numérotés.

La distance de la disparition

Dès les premières pages de Tu redeviendras poussière, nous sentons qu’Olive n’est plus la même depuis qu’elle est revenue seule, à pied, du Nook. Son corps en témoigne, il commence à s’effriter, à moisir. Ses sens la bernent également: par exemple, des légions de scarabées sortent du drain de la baignoire. Peu à peu, la distance entre Olive et le monde devient au diapason de l’horreur qu’elle a vécue au creux des bois, où elle a été blessée, violée.

L’une des réussites du récit est de transposer la «distance» du trauma d’Olive dans la narration. Autour de l’adolescente, personnages et décors sont exsangues, à l’égal du regard que la protagoniste porte sur ce monde qu’elle n’habite plus – ou de moins en moins. La première moitié de l’intrigue, énigmatique, dépeint la dégradation progressive de l’enveloppe charnelle de la jeune fille, son «corps de revenante» se décomposant au même rythme que celui enfoui trop près de la surface de la terre.

Le drame vécu par Olive est balayé du revers de la main par l’ensemble de ses proches, ami·es, parents et professeur·es. Tous·tes clament qu’elle a inventé son viol pour se rendre intéressante. En cela, et en écho au début de cette critique, le titre original ajoutait une couche de sens. «Shallow grave» illustrait l’indifférence d’Olive devant sa propre putréfaction, face à la découverte – pour le moins saisissante– qu’elle est désormais une morte ambulante.

Des vignes sous la peau

Tu redeviendras poussière dissémine les descriptions effrayantes réussies telles que celles-ci: «Quand son nez cessa de saigner, la pile de papiers mouchoirs ressemblait à une rose séchée»; «Olive regarda les veines bouger sous sa peau comme des vers vivants». Néanmoins, la structure de la nouvelle m’a paru déséquilibrée. L’autrice installe, strate après strate, la lente dissolution par la mort, la détérioration graduelle des organes. La fin, rapide, expédiée en quelques paragraphes, a de surcroît suscité des questionnements: pourquoi Olive agit-elle ainsi à ce moment précis? Quels sont le/les déclencheur(s) de cette conclusion? Le dénouement est-il cohérent avec le phénomène fantastique préalablement mis en place, qui prenait son temps, à l’image des escouades d’insectes qui investissent les dépouilles après le trépas? L’arrivée successive de ces nécrophages permet en outre de dater la mort: d’abord les diptères, suivis des sarcophagiens, puis des coléoptères, des lépidoptères…

Dans l’écriture fantastique, l’un des défis consiste souvent à s’assurer que le moment où le phénomène se déploie – partiellement, complètement – n’est pas aléatoire, mais en lien avec sa propre nature. Préparer davantage l’ultime décision d’Olive aurait été intéressant et m’aurait permis de sentir «l’inverse du titre», c’est-à-dire que la protagoniste creuse vers la terre, en remue la surface. En l’état actuel du texte, c’est surtout le sentiment de tristesse de l’adolescente qui m’a accompagnée, bouleversée. Les injustices vécues par Olive sont, d’une manière, l’aspect le plus cruel de l’ouvrage: elles s’avèrent pires que les vers frémissant dans ses narines et son abdomen. Cette couche d’horreur psychologique est sans contredit l’une des forces de Tu redeviendras poussière; sans mettre de côté l’écriture, qui sied de pied en cap à cette histoire spectrale et délicate… à distance. Comme ces feux follets qui, certaines nuits d’été, s’accrochent aux essuie-glaces et dispersent par saccades leurs fines lueurs vertes un peu extraterrestres. Ils exposent alors, «tracés de vols de lucioles» dans un ciel absent, le caractère fugace de la respiration.

C’est décidé, je me procurerai tous les titres à paraître dans la collection «Ectoplasme». Une initiative similaire manquait au paysage littéraire québécois: des récits de fantômes accomplis, à lire dans le frimas et les linceuls de l’hiver.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Heather O'Neill
Traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Québec, Alto
« Ectoplasme »
2021, 38 p., 14.95 $