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Le sentiment du réel

Micro-essai
Thématique·s

Tous les essais véritables, contrairement aux études spécialisées, ne se contentent pas de décrire et d’interroger un aspect de la réalité individuelle ou collective sur lequel ils gloseraient à l’infini, mais osent formuler une hypothèse d’interprétation susceptible d’expliquer la totalité des phénomènes observés. C’est ainsi que René Girard explique que la source de toute violence réside dans la rivalité mimétique et trouve sa résolution (temporaire) dans le sacrifice du bouc émissaire; que Blanchot réduit l’espace littéraire à la tension entre ses deux pentes que sont les désirs de parler et de se taire; que Broch ou Weil voient dans le souci de l’autre l’accomplissement de la pensée. Cette réduction à l’essentiel, ce passage du plus au moins, propre à la démarche créatrice (scientifique ou artistique), correspond à ce saut dans l’inconnu qui permet de repousser les limites de notre connaissance, en nous exposant à la totalité du réel.

Les œuvres de fiction peuvent aussi parfois oser une explication de l’univers, mais leur principal mérite est surtout de fournir aux «scientifiques» la description la plus fidèle possible du réel qui servira de tremplin au saut de ces derniers. Girard trouve dans les grands romans une vision du réel non contaminée par les idéologies ou les théories pseudo-scientifiques. En ce sens, la force de la fiction est d’être ignorante (comme dit Faulkner, «Freud a besoin de me lire, mais moi, je n’ai pas à le lire»), d’être un savoir investi d’une immense ignorance, un savoir qu’il appartient aux essayistes de dégager de l’expérience. L’essai est ambitieux et modeste (il veut expliquer et changer le monde, mais sait que son explication sera dépassée), le roman est modeste et ambitieux (il ne fait que décrire le monde, mais mise sur le fait que le monde restera inchangé). Là où la fiction et l’essai se rejoignent, c’est quand ils passent tout naturellement de ce savoir à l’éthique qui fournit une réponse à la question que le réel, tel un sphinx, sans cesse nous pose, question insoluble, d’une part parce que posée par des savoirs partiels et partiaux, d’autre part parce qu’on dédaigne le plus souvent d’y répondre. Il y a chez beaucoup de littéraires un fétichisme de la question qui les dispense de penser et de s’engager, de «s’assigner la tâche, dit Broch, de s’efforcer d’atteindre l’essentiel, de devenir le contrepoids des malheurs hypertrophiés du monde».

J’ai aimé Promenade sur Marx (Remue-ménage, 2020) parce que Valérie Lefebvre-Faucher répond à la question qu’elle pose. Oui, on écrit pour changer le monde prisonnier des statues qui en figent la création perpétuelle, mais pour le changer il ne suffira pas de le comprendre, il faudra aussi l’aimer, toute connaissance rationnelle s’arrêtant au seuil du mystère. L’empathie n’est pas en deçà de la pensée, c’est le saut de la pensée dans l’inconnu: si les contradictions bloquent l’accès à la totalité de l’être, «la bonté est la clé qui ouvre la serrure» (Issenhuth). À la question stérile de savoir s’il faut choisir entre changer le moi ou le monde, Valérie Lefebvre-Faucher répond que «l’amitié est révolutionnaire», car «les humains pensent et créent ensemble». Seule la pensée qui vient du cœur et de la tête peut aider à conquérir notre humanité, parce que «l’intelligence appartient à l’individu, les émotions appartiennent au groupe, à la famille, à la tribu, à l’espèce ou à la nature» (Freeman Dyson).

Comme l’écrit Nicolas Lévesque, on doit «apprendre à aimer ce monde avant de le défendre», mais on ne pourra le défendre que «par un engagement envers le mouvement, en général, des idées, des identités, des sentiments», car tout ce qui vit «exige de nous le deuil en tout temps, ce travail qui est toute notre existence, qui est aussi celui de la nature en perpétuelle métamorphose». La vérité de l’essai, c’est «le sentiment du réel» qui consiste, selon lui, à «célébrer ce qui est là» et à «se laisser être traversé, dépassé par des forces qui nous excèdent […]. Au lieu de se presser de changer le monde, d’abord se laisser être changé, affecté, transformé par ce qu’on écoute» et par ce qu’on lit! J’ai écrit ce texte après avoir lu Des choses cachées depuis la fondation du monde, Ptoma, Promenade sur Marx, tant il est vrai qu’«écrire se fait en groupe» (Lefebvre-Faucher).

 

 

René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978.
Valérie Lefebvre-Faucher, Promenade sur Marx: du côté des héroïnes, Montréal, Remue-ménage, 2020.
Nicolas Lévesque, Ptoma: un psy en chute libre, Montréal, Varia, 2021.

 

Yvon Rivard est romancier et essayiste, conseiller littéraire et cinématographique. Il a enseigné à l’Université McGill jusqu’en 2008, a collaboré à la revue Liberté pendant plus de quinze ans. Dernier roman publié: Le dernier chalet (Leméac, 2018); dernier essai publié: Le chemin de l’école (Leméac, 2019; prix Pierre-Vadeboncoeur).

 

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