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Le romanesque et son ombre

Où le lecteur de prose grincheux embarque à reculons dans une aventure et se voit rapidement séduit par un roman habile et fascinant.

Thématique·s
Traduction

Où le lecteur de prose grincheux embarque à reculons dans une aventure et se voit rapidement séduit par un roman habile et fascinant.

Thématique·s

L’amateur de prose narrative moderne ne se jettera pas forcément sur un «roman romanesque» plus traditionnel. S’il s’est nourri à l’écriture «blanche» à la Paul Auster ou au roman à concepts existentialiste façon Kundera, il pensera qu’il pourrait avoir du mal à se couler dans L’homme aux deux ombres, de Steven Price, une fresque de plus de 700 pages du type gothique romantique. Mais il fait a priori confiance à l’éditeur et le bouquin séduit par son sujet: le Londres victorien visité par William Pinkerton, de la célèbre agence de détectives américaine; une histoire de rivalité tricotée sur des décennies et sur plusieurs continents; un ennemi qui pourrait n’être qu’un fantôme…

Un peu (trop) de brouillard

Ça commence un peu comme ledit lecteur le craignait, avec beaucoup de détails, trop pour sa tête. De longues descriptions et une atmosphère très appuyée. Énormément de brume, de brouillard et de bruine; de la boue et de la puanteur, de la suie et de la pluie qui dégoutte du rebord des chapeaux. C’est sombre et morne: vous aurez reconnu Londres. La traduction n’est pas en cause; d’après les échantillons qu’il a consultés, elle est tout à fait juste; surtout, elle est d’une parfaite élégance. Il est plus question de sa façon à lui de lire des romans: les polars qu’il fréquente sont souvent des modèles d’efficacité, même si parfois ils ne sont que ça ou presque. Il continue, bien entendu, parce qu’il veut savoir ce qui arrive après le début londonien (est-ce bien Charlotte Reckitt qui a été repêchée dans la Tamise… à plusieurs endroits? Le père Pinkerton a-t-il vraiment posté un agent à Londres?), mais il doit admettre que le style ne lui paraît déjà plus aussi embourbé qu’au début de sa lecture et qu’il est en fait plutôt cohérent avec le genre. Si plus jeune il a lu Notre-Dame de Paris en quelques jours, ce n’était peut-être pas seulement à cause de la fièvre, après tout!

Le hasard veut qu’il remarque à ce moment le dernier Auster, nouvellement traduit en français. Il en lit la première phrase: «À en croire la légende familiale, le grand-père nommé Isaac Reznikoff quitta un jour à pied sa ville natale de Minsk avec cent roubles cousus dans la doublure de sa veste, passa Varsovie puis Berlin, atteignit Hambourg […].» Ce n’est qu’un bout de texte, mais cela lui semble un bon exemple de ce à quoi il pensait il y a une semaine: une écriture qui se veut neutre, sans effets, où on traverse l’Europe sans être encore débarqué de la première phrase! Mais tout ceci n’était que tactique pour justifier sa paresse de lecteur. S’il avait eu ce contre-exemple un peu plus tôt, il aurait presque certainement abdiqué devant L’homme aux deux ombres et donné une appréciation assez négative. Mais c’est sa paresse qui est vaincue maintenant, et Paul Auster peut attendre. Le lecteur grincheux de romans est parti à la recherche de l’insaisissable Edward Shade.

Lieux (communs) revisités

L’ensemble n’est pas parfait. Londres dans les années 1880 est un terrain qui a souvent été visité par la fiction… et le crime véritable: rappelez-vous que c’est l’époque et le terrain de chasse d’un tueur anonyme célèbre surnommé Jack. C’est aussi l’univers d’un détective privé fictif devenu le parangon de l’enquêteur. Ces lieux familiers ne sont pas un gros défaut, mais peuvent agacer par un manque apparent d’originalité. Toutefois, le roman va vite nous emporter ailleurs, géographiquement, temporellement (et littérairement). Reste que le résultat peut sembler par moments quelque peu rigide, suranné. Si vous avez passé tous vos 5 à 7 à déblatérer sur la mort de la description (ne visons personne), vous pourriez être accusé de parjure littéraire si vous prenez un plaisir trop flagrant à cette lecture. Ensuite, cette thématique de l’ombre, du double, de l’identité qui fuit et le jeu formel qui en résulte (Adam Foole est-il un pigeon, «fool», dans cette histoire, et Shade… une ombre?) ont des chances de titiller votre scepticisme. (C’est curieusement à Paul Auster que cette pratique fait penser; comme son personnage nommé Noone, «no one».)

Mais tout ceci, notre critique grincheux en parle seulement pour faire son travail dans le détail. Un projet ambitieux mené à bien? Une traduction finement maîtrisée? Sans oublier la facture du livre, un superbe objet comme les éditions Alto ont l’habituded’en produire? Il applaudit. On a réussi à vaincre ses réticences, mieux, à le fasciner grâce à un sujet accrocheur et un travail bien fait. Ça n’arrive pas si souvent. ♦

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Steven Price
Traduit de l'anglais (Canada) par Pierre Ménard
Québec, Alto
2018, 736 p., 34.95 $