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Le poète et l’écrivain

Le poète et l’écrivain
Cinq moments littéraires de la carrière de Leonard Cohen
Dossier
Cinq moments littéraires de la carrière de Leonard Cohen
Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

 

1943. Le premier acte poétique | Entre deuil et création

 

À la mort de son père, le jeune Leonard, neuf ans, écrit un message qu’il dépose secrètement dans un nœud papillon du défunt avant de l’enterrer dans le jardin de la maison familiale. Plus tard, il dira qu’il s’agissait de son premier acte de poète. Il précisera d’abord que s’il avait pu gravir une montagne à cette occasion, il serait devenu alpiniste; ensuite, que son œuvre entière n’est sans doute que le prolongement de ce geste originel. Événement déterminant s’il en est, la mort du paternel représente une perte colossale, dont il puise un sentiment de gravité qui deviendra sa marque.

En même temps, le décès du père scelle son lien avec le judaïsme. Dans son deuxième album, Songs From a Room (1969), Cohen y fera allusion dans la chanson Story of Isaac. Celle-ci s’inspire du récit biblique dans lequel Dieu met à l’épreuve Abraham en lui demandant de sacrifier son fils puis, au dernier moment, envoie un ange pour arrêter son geste. Dans le judaïsme, le nom Cohen réfère à une prestigieuse lignée, celle des cohanim, les grands prêtres qui officiaient jadis dans le Temple de Jérusalem.

 

1956. Let Us Compare Mythologies | L’émergence du jeune poète

 

À l’Université McGill, Leonard Cohen étudie la poésie auprès de Louis Dudek et la prose avec de Hugh MacLennan. Il fait la connaissance du poète Irving Layton, qui devient son ami et mentor. Plus tard, il résumera leur amitié dans une formule dorénavant célèbre: «Je lui ai montré comment s’habiller et il m’a enseigné comment devenir éternel.» Layton introduit le jeune homme dans les cercles littéraires de la ville, et celui-ci participe à plusieurs lectures de poésie dans des boîtes de nuit du centre-ville avec accompagnement de musique jazz.

Il fait paraître quelques textes dans le magazine littéraire montréalais CIV/n (1953-1955) avant d’obtenir son diplôme en études anglaises (1955). En 1956, il publie son premier recueil de poèmes, Let Us Compare Mythologies dans la «McGill Poetry Series» fondée par Dudek. Ce recueil est fortement inspiré de la poésie de l’Espagnol Federico García Lorca, l’ardent défenseur de la liberté que Cohen a découvert à quinze ans. Suivra A Spice-Box of Earth (1961), son recueil de poèmes le plus populaire. Dans une langue sensuelle et raffinée, Cohen y aborde, comme dans Let Us Compare Mythologies, les thèmes qui seront récurrents de son œuvre, tels que le rapport aux origines, l’héritage de la tradition juive, l’amour et la tâche du poète.

Le critique Robert Weaver qualifiera l’auteur du «plus talentueux de tous les jeunes poètes du Canada anglais». Leonard Cohen s’intéressera ensuite à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah dans Flowers for Hitler (1964). En 1969, il est le gagnant d’un prix du Gouverneur général pour Selected Poems 1956-1968, sa première anthologie. Il décline les honneurs sous prétexte que «la poésie elle-même l’interdit absolument».

 

1966. Beautiful Losers ou le romancier provocateur

 

Un premier roman, The Favourite Game, paraît en 1963. Bien qu’il s’impose comme une figure incontournable de sa génération — ainsi qu’en rend compte le documentaire de l’Office national du film du Canada Ladies and Gentlemen… Mr. Leonard Cohen (1965), réalisé par Donald Brittain et Don Owen —, le jeune écrivain n’est pourtant pas à l’abri de l’échec. Preuve en est l’accueil critique assez tiède que reçoit son deuxième roman, Beautiful Losers (1966). L’histoire racontée est celle d’un triangle amoureux composé d’un folkloriste canadien-anglais anonyme, de son épouse amérindienne, Edith, qui s’est suicidée, et de son meilleur ami, F., un Canadien français membre du Parlement et dirigeant d’un mouvement séparatiste. Se déroulant au Québec, le récit entrelace les aventures des protagonistes avec le récit mythique de Kateri Tekakwitha, la vierge mohawk qui deviendra une sainte. S’y mélangent mysticisme, sexualité, usage de drogues et excès des sens. Sa forme éclatée en fait un «roman expérimental» où se rencontrent les trois peuples fondateurs du Canada: Amérindiens, Canadiens français (Québécois) et Canadiens anglais.

La parution de Beautiful Losers marque un tournant décisif dans la carrière littéraire et artistique de Leonard Cohen. Au pays, le roman attire peu les acheteurs et provoque la controverse. Le critique Robert Fulford le qualifie à la fois de «livre le plus révoltant jamais écrit au Canada» et de «l’ouvrage canadien sans doute le plus intéressant de l’année 1966». Déçu par cet accueil mitigé, Cohen quitte Montréal pour les États-Unis. Il abandonne la littérature et, deux ans plus tard, se lance dans une carrière musicale avec un premier album, Songs of Leonard Cohen. Il faut attendre la génération suivante pour que Beautiful Losers reçoive une véritable reconnaissance littéraire. Aujourd’hui, il est considéré comme l’ouvrage qui marque l’entrée du roman canadien de langue anglaise dans la postmodernité.

 

1984. Book of Mercy | Retour aux origines

 

Au début des années 1980, Cohen prend ses distances avec la scène musicale, et il s’investit surtout dans l’écriture. En 1984, six ans après la publication du recueil poétique Death of a Lady’s Man (1978), il fait paraître un nouveau recueil, Book of Mercy, qui remporte le Canadian Authors Association Literature Award for Poetry. Ouvrage de psaumes contemporains ponctué de nombreuses références au judaïsme traditionnel, il est sans contredit le recueil le plus intime de l’auteur. Rédigé durant une intense période de réflexion sur sa vie et son art, Book of Mercy reflète la lutte d’une âme engagée dans ce Cohen appelle «une sorte de conversation sacrée». L’écriture méditative, tout en nuances, en fait l’un des plus remarquables mélanges de confessions et de quête spirituelle.

La période créatrice ayant donné lieu à Book of Mercy engendre également une autre œuvre centrée sur la transcendance et la beauté: l’album Various Positions (1984), sur lequel figurent Dance Me to the End of Love et la chanson phare Hallelujah, qui deviendra la plus célèbre du répertoire de Cohen.

 

2006. Book of Longing | Du désir avant toute chose

 

À la fin de sa carrière, l’auteur-compositeur-interprète de renommée internationale renoue avec le métier d’écrivain. Il fait paraître le recueil Book of Longing (2006) accompagné de ses propres dessins. L’ensemble regroupe cent soixante-sept poèmes — tous des inédits — écrits depuis la fin des années 1970. La majorité en a été rédigée durant la retraite de Cohen au monastère zen du Mount Baldy, en Californie, où il a résidé en permanence de 1994 à 1999. Aux thèmes de l’amour, de la gravité et de la quête spirituelle, s’ajoute le désir qui guide sa démarche depuis sa jeunesse. Le cœur unifié, symbole de la vérité universelle que l’on retrouvait déjà dans Book of Mercy et sur l’album Various Positions, y apparaît à plusieurs reprises. Book of Longing a été traduit en français québécois par Michel Garneau sous le titre Le livre du constant désir (Hexagone, 2007). Vingt-trois poèmes tirés de l’ouvrage ont été mis en musique par le compositeur Phillip Glass, qui a intitulé cet album Book of Longing. Song Cycle Based on the Poetry and Artwork of Leonard Cohen (2007). ♦

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