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Le paradoxe du savant

Dans un roman à épingler au sommet d’un tableau de chasse déjà bien garni, Louis Hamelin nous fait voguer sur les flots ensablés du Missouri à la suite du naturaliste Audubon et du coureur des bois Provost.

Roman

Dans un roman à épingler au sommet d’un tableau de chasse déjà bien garni, Louis Hamelin nous fait voguer sur les flots ensablés du Missouri à la suite du naturaliste Audubon et du coureur des bois Provost.

Reconstituant, depuis sa table de travail, une époque impensable aujourd’hui, l’écrivain restitue à l’Amérique du Nord sa légendaire abondance, ses ciels obscurcis par des nuées de volatiles et ses plaines martelées par le séisme des hordes de bisons en marche. Au beau milieu de cette pastorale ensauvagée, l’étrave du navire à aubes Omega fend les méandres du Missouri. À son bord, l’illustre John James Audubon, naturaliste au zénith de sa carrière, tire sur tout ce qui bouge afin de nourrir les pages de l’encyclopédie universelle de ses sanglantes planches anatomiques. Loin des idées de conservation qui fondent désormais l’éthique moderne de sa profession, il se dévoue à révolutionner la perspective du dessin animalier à partir de monticules toujours plus hauts de cadavres, qui sont autant de natures mortes auxquelles il tente de redonner l’illusion de la vie. C’est le paradoxe du savant fauchant infatigablement pour récolter sa moisson de connaissances à léguer à l’humanité: il ne s’aperçoit pas qu’après avoir tant fauché, l’objet d’étude chéri n’existe plus que dans ses livres.

Prendre le bois

À ses côtés, un bourlingueur des bois dont l’Histoire commence à peine à se souvenir: le Canadien français Étienne Provost, la fine fleur des gâchettes de l’Ouest, un guide aussi sûr que sa panse est rebondie. Il rivalise joyeusement, par son sens pratique, avec l’académisme de son employeur. Une étrange paire que voilà, improbable association que l’aventure ne tarde pas à transformer en amitié. Avec eux, hirsutes et bruyants comme des écoliers en colonie de vacances, une bande de «nègres blancs» de l’American Fur Company, entraînés toujours plus loin de leur épouse et de leur marmaille, corvéables à souhait et vaillants, jusqu’à ce que le dur labeur ne leur brise les reins.

Au fil des pages, Hamelin insuffle une formidable vie à ces personnages de notre passé, activant énergiquement le soufflet de sa forge à fiction. Devant nous, le fruit de ses recherches, de ses obsessions et de ses réflexions s’anime: on sent les cœurs palpiter, les têtes cogiter. Ce qui s’annonçait au départ comme une chronique commentée du dernier voyage d’Audubon laisse place à une œuvre incarnée dans laquelle dialoguent ces gens qui, il n’y a pas si longtemps, sont nés sur le même sol que nous. De très beaux passages en résultent, comme cette cuite philosophique qui semble sortie des romans de pêche composant une grande part du corpus du nature writing dont raffole Hamelin (Thomas McGuane, John Gierach et la majorité des écrivain·es traduits en France par les éditions Gallmeister).

Lorsqu’ils furent à la moitié de la bouteille, ils parlèrent des femmes. […] Aux trois quarts de la bouteille, ils parlèrent de la mort. […] Arrivés au fond de la bouteille, ils parlèrent de ce pays, rêvé et envahi, ils parlèrent de l’Ouest.

Notons au passage qu’Hamelin vient d’inaugurer au Boréal une nouvelle collection consacrée au nature writing et joliment intitulée «L’œil américain», d’après l’œuvre de Pierre Morency.

Parmi les ruines vertes des siècles

Grande célébration de la nature grâce à l’érudition d’Hamelin, Les crépuscules de la Yellowstone regorge de détails sur la faune et la flore et fait la part belle à l’ornithologie, passion à laquelle l’auteur s’adonne et qu’il nous transmet. Arrive ensuite le deuxième temps de ce livre: le ton devient plus grave, plus intime, tandis que l’on suit l’alter ego d’Hamelin sur les traces de ses héros. Sur le siège passager de sa minuscule voiture de location, cerné par une mer de pick-up, il parcourt les routes du Dakota du Nord, profondément transformé par la découverte de l’immense gisement de pétrole de schiste de Bakken. Au cœur du saccage de cet ancien paradis sauvage, on médite sur le boom économique sans précédent (qui rappelle celui de Fort McMurray dans des proportions encore bien plus terrifiantes) et sur ce qui confine les êtres humains à une vue si courte. La grande dévastation, amorcée il y a plus de deux cents ans avec le massacre scandaleux d’une faune et d’une flore désormais en voie d’extinction, a maintenant une horde d’héritiers, que les profits ont rendus aveugles à toute forme de responsabilité:

La Liste rouge établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature et mise à jour en 2018 établit que, toutes catégories confondues, vingt-six mille cent quatre-vingt-dix-sept espèces vivantes sont actuellement menacées d’extinction.

Une raison valable pour pardonner les accès de mélancolie qui suintent par tous les pores de ce très beau livre.

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Louis Hamelin
Montréal, Boréal
2020, 376 p., 29.95 $