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Le livre bleu

Il y aurait, entre la chair juteuse des fruits et les courants d’air rythmant les changements de saisons, une poésie inhérente au mouvement des choses dont François Turcot connaît les secrets.

Thématique·s
Poésie

Il y aurait, entre la chair juteuse des fruits et les courants d’air rythmant les changements de saisons, une poésie inhérente au mouvement des choses dont François Turcot connaît les secrets.

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Depuis 2006, Turcot arpente le paysage poétique québécois sans faire trop de bruit, bâtissant une œuvre littéraire singulière qui, force est de l’admettre, se hisse parmi les incontournables de sa génération. Si Miniatures en pays perdu (2006) et Derrière les forêts (2008), ses deux premiers recueils, proposaient un certain territoire écrit, celui du Nord et de la densité s’offrant à nous par fragments, Cette maison n’est pas la mienne (prix Émile-Nelligan, 2009) et Mon dinosaure (2013) étaient des livres beaucoup plus éclatés, dans lesquels l’écrivain se jouait de la forme, abolissant les murs que certains érigent entre la poésie et la fiction. À la lecture de son plus récent ouvrage, Souvenirs liquides, qui s’inscrit d’une certaine manière dans le sillage du précédent (Le livre blond, 2016), on peut se dire que François Turcot travaille par cycles, tellement ces paires de recueils se répondent par leur forme. On retrouve, comme dans son dernier livre, une proposition moins hétéroclite de par sa présentation et plus personnelle dans le propos. Souvenirs liquides se présente au lecteur comme une collection d’instantanés, de moments fuyants captés par le poète à la dernière minute pour en témoigner dans ce livre.

La persistance de la mémoire

Je plains les poètes qui doivent titrer un livre: il me semble y avoir là un exercice cruel auquel je ne m’adonnerais en aucune façon. N’empêche que ces Souvenirs liquides sont judicieusement nommés, rappelant, pourquoi pas, les fameuses montres molles de Dalí, une façon de réitérer l’existence d’un autre tempo, moins rigide, celui qui ne file pas au gré des aiguilles, mais qui, plutôt, prend vie grâce à notre ouverture sur le monde, notre possibilité d’en être, véritablement. Le poète annonce dès le départ qu’il avancera à tâtons dans le réel, réaffirmant au détour la beauté de ce mariage quasi impossible entre le poétique et le véritable. L’écrivain est toujours celui qui doit résider dans cet entre-monde, «irrésolu/comme une phrase débutante,/une phrase de reboisement». De vers en vers, reboiser le quotidien: voilà le travail de bien des poètes depuis un certain temps, même s’il est difficile d’en lire sans avoir notre homme invisible de Sudbury dans le rétroviseur, Patrice Desbiens ayant tellement investi le genre.

Chez Turcot, il y a cette façon de toujours faire un pas de côté pour nommer le monde: jamais le poète ne se pose en porte-étendard de la vérité; il n’offre rien d’autre qu’un être sensible, comprenant que le poème est par-delà lui-même: «Le héros véritable de l’endroit devait être ailleurs». Dans ce recueil qui semble se dérouler entre le balcon et la cuisine, entre la récolte récente du marché et la tombée du jour, les strophes partagent cette volonté d’être au monde, tout simplement, comme en témoigne celle-ci, la plus belle du livre:

D’autres j’imaginais — un nuage
dans la paume passée sur le
front — travaillaient à leur oubli
ou voyageaient pressé comme
des outres — au balcon un avion
filait, coupait l’idée que je me
faisais du ciel.

Sans partie aucune, le recueil est un bloc où chaque poème s’offre ainsi, sans saut de ligne, avec un ou deux tirets cadratins comme ponctuation récurrente: «Spia tiède la nouvelle saison et/mes projets thym laineux, loin/derrière le revers des joues —/sauvage ou pas comme tout le/monde j’avais surtout faim de/caresses.» Si Turcot nous avait habitués à un certain éclatement typographique et à un mélange entre les vers et la prose, maniant divers codes de la fiction, Souvenirs liquides est un peu plus plat et plus on y avance, plus on a l’impression qu’il manque un peu de relief.

Être au monde

Une crainte en moins et les vents
contraires restait ma soif d’eau
juste — en suspens comme un
thé déserté, j’imaginais des
navires trempés dans un temps
qui n’existe plus.

Ce qui est fascinant, c’est que ce sixième livre de François Turcot est peut-être le plus faible du lot, mais il se distingue tout de même par la finesse des images relayées et l’attention portée au verbe: c’est dire à quel point la production de l’auteur est de qualité. Peut-être aussi souffre-t-il de la comparaison avec le précédent, Le livre blond, l’un des grands textes du poète, dans lequel l’intime regard du père-nouveau porte en lui une beauté magnifiquement mise en scène; c’est un livre simple où chaque vers trouve un écho particulier chez le lecteur. Qu’à cela ne tienne, Souvenirs liquides est un très beau carnet poétique, presque un mode d’emploi pour un savoir-être. Et juste ça, ce n’est pas rien. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
François Turcot
Saguenay, La Peuplade
2019, 104 p., 19.95 $