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Le laboratoire vivant des enfants

Le laboratoire vivant des enfants

Leurs premiers textes n’étaient pas destinés à la jeunesse. Pour elle, des nouvelles, des romans, un hommage à son amie Nelly Arcan. Pour lui, bien sûr des chansons et des poèmes, mais aussi un récit, puis des romans. Alors, qu’est-ce qui a provoqué leur piqûre pour la littérature jeunesse?

Dossier

Leurs premiers textes n’étaient pas destinés à la jeunesse. Pour elle, des nouvelles, des romans, un hommage à son amie Nelly Arcan. Pour lui, bien sûr des chansons et des poèmes, mais aussi un récit, puis des romans. Alors, qu’est-ce qui a provoqué leur piqûre pour la littérature jeunesse?

Biz : L’écriture de La chute de Sparte peut se comparer avec ce que je vivais avec Loco Locass : je n’avais pas l’impression de faire de la musique pour les jeunes. C’est mon éditeur qui m’a suggéré cette étiquette, car ce serait plus facile dans les écoles, pour que le livre y ait accès. Je n’écrivais pas pour les jeunes avec des « hey », « yo les jeunes », « style genre », j’avais une vraie exigence stylistique. J’écrivais plutôt à propos des jeunes, car pour moi, l’adolescence est un sujet tragique et la tragédie fait de bons livres en général. C’est presque un hasard alors, puisque c’est l’éditeur qui a dit : on va mettre l’emballage « jeunesse » sur La chute de Sparte et ça adonne effectivement que ça marche bien et qu’il est lu dans les écoles. Pour moi, ce n’est pas du tout une dévaluation d’écrire du « jeunesse », au contraire.

Claudia Larochelle : Ce n’est pas aussi simple que certains peuvent le penser d’écrire pour la jeunesse. Pour moi, il y a un défi supplémentaire par rapport à l’écriture pour adultes. Dans tous les aspects, tant dans l’écriture que dans le propos ou dans le ton : tous les mots sont réfléchis, pesés, soupesés…

Biz : Et les répétitions font partie du style aussi, il faut se mettre à la hauteur de l’enfant. Quand papa est en tabarnak, comment tu fais passer ça ? Pour les adultes, tu mets simplement des dialogues : « Tabarnak de câliss d’ostie ! » Mais dans un album jeunesse : « Papa dit des mots d’église. » Et les enfants comprennent.

C.L. : Écrire pour les jeunes, c’est retourner à son cœur d’enfant. Je pense qu’on l’a camouflé, étouffé, mais il est là. Je sais que la petite fille que j’étais est encore là. Il me faut retrouver celle que j’ai abandonnée en cours de route et que j’ai remplacée par un trop-plein de cynisme. Dans la vie, je suis cynique et je dois casser cela. Je transforme donc ce cynisme en une forme d’humour qui est parfois un peu noire — mes éditeurs me calment là-dessus. Je n’aime pas l’humour trop évident, rose bonbon ou infantilisant, ça ne me ressemble pas. Ce retour à mon enfant intérieure, mais surtout le fait d’avoir des enfants, de devenir parent, m’a menée à l’écriture jeunesse.

Biz : Moi oui, même affaire, je n’aurais jamais écrit des livres jeunesse si je n’avais pas eu d’enfants. Et je me demande même s’il y a des auteurs jeunesse qui n’ont pas d’enfants. [Rires]

C.L. : La parentalité est un laboratoire d’observation quotidien. Mes petits deviennent un laboratoire. Je les regarde aller et je m’en inspire pour écrire. Avant d’être mère, les enfants, j’aimais ça moyen. [Rires] J’en voulais par contre, je savais que je voulais vivre cette expérience-là. Et je ne regrette tellement pas, je les aime c’est fou, même avec leurs microbes de garderie…

Biz : Quand mes enfants sont nés, je faisais du rap à temps plein et pour moi, la parentalité était incompatible avec l’art. À mes yeux, les grands artistes n’ont pas d’enfants ou sont de très mauvais parents. Je pense aux signataires du Refus global, entre autres. Je me disais : « Si j’ai des enfants, je veux être un bon père. » J’ai longtemps pensé que ça allait être un frein, mais ç’a seulement déplacé mon horaire : du soir et de la nuit, je suis passé non pas du matin, je ne serai jamais quelqu’un du matin, mais à l’après-midi, quelqu’un d’après-midi. Quand mes enfants sont à l’école, c’est là que je bosse. Mais sinon, d’un point de vue strictement pratique, comme il fallait que je les nourrisse mes enfants, ça m’a forcé à travailler.

C.L. : Avoir des enfants ouvre une porte sur la création, une porte dont on ignorait même l’existence. J’ai croisé Guillaume Vigneault peu de temps après la naissance de ma fille, et il m’a dit : « Pis, tu es devenue maman ? Avoue que c’est comme si on t’avait greffé un nouveau cœur ! » J’ai trouvé ça très beau. Désormais, j’ai beaucoup de cœurs, ça aussi ça casse mon cynisme.

Biz : Quand ton enfant de quatre ans te dit : « Quand on est mort est-ce que c’est pour toute la vie ? », tu réfléchis. Alice, ma fille, c’est elle dans Flavie (Duchesne et du rêve, 2018), ses répliques, ses affaires, sa vie, sa vision, ses histoires. Je n’aurais jamais pu écrire ça et contrairement à toi, Claudia, j’ai un lourd passé de moniteur de camp de vacances. J’adorais les enfants. Même quand j’écris pour les adultes, mes enfants m’inspirent. Ils ont énormément de réflexions philosophiques : les enfants sont de grands philosophes. Ils nous sortent du cynisme. Comme toi Claudia, ma pente naturelle est cynique, le courant de ma rivière coule toujours vers le cynisme, mes enfants me permettent d’être à contre-courant, et même de remonter le courant.

C.L. : Et tous leurs mots d’enfants, leurs expressions : « Maman, as-tu vu l’étoile d’araignée ? » Ma fille me fait voir des affaires quand moi, je n’ai plus le temps de regarder la vie et ce que je pourrais en tirer d’essentiel.

Biz : C’est extraordinaire, ce qu’ils peuvent nous dire. Une fois, en détachant mon enfant du siège d’auto : « Papa, est-ce que tu peux me déballer ? » Ben oui, tu es mon cadeau. Ou on passe devant une église : « Papa, c’est le château de Jésus ? » C’est ce qui est extraordinaire, une vision d’enfant, ça te synthétise le monde sans aucun filtre. Il y a une vérité. Ce sont des révélateurs à qui la lecture permet d’apprendre sur le monde.

C.L. : Moi je suis chanceuse pour ça. Mes deux enfants, c’est sûr qu’ils sont très petits, cinq ans et deux ans, n’ont pas encore été « contaminés » par le monde extérieur et ont toujours le nez dans un livre. Pour l’instant…

Biz : Mon garçon de douze ans ne lit pas. Je suis un cordonnier mal chaussé. Pourtant, on l’a toujours mis en contact avec des livres, on lui a fait lire des histoires, des bandes dessinées. Mais son mode d’appréhension du monde, c’est YouTube. C’est son réflexe.

Duo Biz Larochelle

Son cerveau est formaté. Il est bon à l’école, il lit pour ses devoirs, mais le plaisir de la lecture n’est absolument pas là. Par contre, ma fille lit davantage et me demandait depuis longtemps un livre pour son âge. J’écrivais pour les adultes et elle voyait le processus. Papa écrit, papa reçoit sa boîte de livres. Je lui ai donc fait lire la nouvelle Le banc des joueurs, qui m’avait été inspirée par une aventure qui lui était arrivée. Dans la cour de son école, il y a un petit banc qui s’appelle le « banc des joueurs ». Quand tu n’as pas d’amis, tu vas t’asseoir là pis les autres viennent te chercher pour jouer avec toi. Sauf que ça te stigmatise comme quelqu’un de rejeté. Je ne suis pas sûr que c’est une bonne idée. Pis là elle m’a dit un jour : « Papa, j’ai passé la récréation toute seule en hiver parce que les amis ont oublié le règlement du banc des joueurs. » Ça, c’est ce qui m’a affecté le plus. Si elle a de la misère à conjuguer, je peux l’aider, si elle a de la misère à mettre ses bottes, je peux l’aider, mais si elle a de la misère à se faire des amis à l’école, je ne peux pas l’aider. À partir de là, je me suis rapproché d’elle, et le soir, quand je lui demande si ç’a bien été aujourd’hui et que je gratte un peu, il en sort des affaires. Je lui ai dit : « On pourrait faire d’autres histoires de Flavie. » Les deux on avait des idées, je savais qu’elle avait des dessins, mais avant d’arriver à un livre complet, il a fallu la motiver. Elle a travaillé tout l’été là-dessus très fort.

C.L. : Mener un projet comme ça n’est pas simple. Il y en a qui font de la littérature jeunesse pour les bonnes raisons, avec une sincérité que les enfants perçoivent, d’autres pour les mauvaises. Ces derniers se font prendre dans le détour, parce que ce n’est pas vrai que c’est payant, que c’est accessible à tout le monde et que ça relance une carrière de chanteur, de comédien, etc. Écrire est une profession à part entière, pas une clé pour accéder facilement à de la visibilité ou à une certaine popularité. Ça me fait penser à ces personnalités qui publient leurs mémoires, leur autobiographie pour se remettre sur la carte. Mais autrement, notre littérature jeunesse est foisonnante, avec des êtres talentueux dont j’admire beaucoup le talent et dont j’apprends.

Biz : Paradoxalement, on est un peuple dont la moitié des gens sont des analphabètes fonctionnels… Jean Barbe ne croit pas que la littérature jeunesse forme des lecteurs et le démontre par A + B, puisqu’à l’âge adulte ils ne lisent plus et vont sur internet.

C.L. : Oui, je lui ai dit que je n’étais pas de cet avis, car pour moi, la littérature jeunesse permet de créer l’étincelle, de les orienter plus tard vers d’autres titres, ceux qui les conquerront pour toujours, qui feront d’eux de passionnés lecteurs. Les romans de La courte échelle m’ont appris à aimer la fiction, à reconnaître ce que j’aimais y retrouver dont l’effet d’exil que je retrouve aujourd’hui chez mes autrices préférées.

Biz : La lecture est le lieu de tous les possibles, de toutes les permissions. J’ai hâte de voir les statistiques dans dix ans. Ce n’est pas possible que tous les livres jeunesse qu’on achète au Québec ne servent qu’à équilibrer des pattes de tables. Ils doivent être lus ! ♦

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