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Le coeur sur la feuille

Le réalisateur québécois Xavier Dolan a déjà dit qu’une œuvre artistique découlant de l’infiniment intime peut toucher un vaste public pour autant qu’elle se répercute dans une sensibilité commune à tous les humains.

Bande dessinée

Le réalisateur québécois Xavier Dolan a déjà dit qu’une œuvre artistique découlant de l’infiniment intime peut toucher un vaste public pour autant qu’elle se répercute dans une sensibilité commune à tous les humains.

La peine d’amour fait partie de ces émotions intimes qui peuvent parvenir, lorsqu’intelligemment exprimées, à émouvoir. Parce que nous l’avons vécue ou parce que quelqu’un de notre entourage en souffre, nous nous trouvons en terrain connu. Or, comme ces histoires ont été racontées mille fois, peu d’œuvres artistiques parviennent encore à nous atteindre en plein cœur, là où la douleur naît et forge sa place, en cassant tout autour d’elle. Dans son très beau premier roman graphique Une peine d’amour, Félix Crépeau réussit à nous émouvoir avec un livre qui aurait pu s’intituler: Nos peines d’amour.

Le ton juste

L’autofiction en bande dessinée est tout aussi présente que dans le roman depuis quelques années. Certains auteurs, comme Guy Delisle, s’en servent pour faire découvrir d’autres cultures, d’autres, comme Julie Doucetet son Dirty Plotte, racontent en détail leur vie intime. Crépeau choisit de dévoiler (presque) totalement la douleur qui l’habite, en prenant soin d’avertir son lecteur lorsqu’il ne lui dit pas tout. Après seize ans d’une relation amoureuse, après quatre enfants, il se fait larguer et se retrouve seul, trop seul. Constitué de dessins publiés sur sa page Facebook, cet album relate son chagrin. À chaque planche, qui souvent ne contient qu’un seul dessin, l’auteur expose son quotidien. Le récit est en ordre chronologique, on suit le personnage dans ses hauts et ses bas. Les illustrations sont généralement accompagnées d’un cartouche où le dessinateur décrit ses états d’âme, ses pensées et ses remises en question. La plupart de ces textes narratifs sont extrêmement efficaces, les formules employées frappent et certaines font mal. Quand il pense à ses enfants qui ne sont pas avec lui, il écrit: «Chaque soir, à l’heure du dodo, je pense à chacun d’eux. Chaque soir, je me contente d’un immatériel câlin.» Cependant, quelques phrases auraient pu être moins explicites, par exemple au moment où le personnage raconte qu’il a téléphoné à une ligne «info suicide» lorsqu’il se trouvait «au plus profond du désespoir», et qu’il reprécise ensuite «Quand j’ai appelé, ça filait pas trop.»

Alors qu’il aurait pu facilement tomber dans le pathos, Félix Crépeau évite habilement le piège grâce, entre autres, à l’honnêteté de son propos. Il explique que sa consommation de cannabis l’a isolé, au cours des années, de son amoureuse, de ses amis et, au bout du compte, de lui-même. Jamais on ne sent qu’il se justifie. Au contraire, il nous présente des faits, se dévoile afin de se comprendre et, surtout, de reprendre sa vie en main. Il se tient loin du prêchi-prêcha facile. À partir de cet aveu concernant ses problèmes de consommation, au milieu de l’album, il se permet plus de fantaisie dans son dessin et certains sont tout simplement magnifiques, surtout ceux qui illustrent le bien que lui procure l’action même de dessiner.

De troublantes illustrations

Certaines planches de Ma peine d’amour, particulièrement celles qui se trouvent au milieu de l’album, se démarquent autant sur le plan graphique que sur celui de l’émotion qu’elles lancent à la tête du lecteur. Les personnages de Crépeau sont dessinés un peu comme des esquisses, des caricatures flatteuses où les traits ne sont pas trop exagérés. L’accent est mis sur les personnages, les arrière-plans sont presque vides, à moins qu’il ne faille situer le lecteur dans l’espace du personnage. Aucun détail superflu dans le dessin. Lorsque l’auteur évoque les idées noires qui l’habitent, un couteau utilitaire «exacto» géant l’accompagne. Un dessin montrant le personnage principal sur un tremplin au-dessus d’une foule de couteaux, auquel est apposé le texte «L’appel du néant, la fin des tourments, est le seul murmure que j’entends» ressemble à un véritable appel à l’aide. Les planches suivantes continuent dans la même veine, toutefois, le dessinateur laisse poindre un minuscule optimisme. On devine qu’en mettant ainsi ses états d’âme sur papier, il tente de les exorciser et de les laisser derrière lui.

C’est le premier roman graphique publié par les Éditions de la Grenouillère. La maison du poète et romancier Louis-Philippe Hébert a réédité en 2017 des livres de cet éditeur, illustrés par Micheline Lanctôt, mais rien qui ressemble à Ma peine d’amour. Hébert connaît cependant la bande dessinée, il avait publié, alors qu’il était aux commandes des éditions Logique, plusieurs albums des dessinateurs qui sévissaient dans le magazine Croc. La publication du livre de Félix Crépeau lui donnera peut-être envie de recruter d’autres jeunes illustrateurs. Le format et la conception de ses livres sont attrayants, et il est rafraîchissant de voir de la couleur dans des albums de ce plus petit format. En refermant Ma peine d’amour, le lecteur aura fait la découverte d’un auteur de roman graphique doué, capable d’émouvoir avec simplicité et honnêteté. ♦

Auteur·e·s
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Félix Villeneuve
Saint-Sauveur, La Grenouillière
2018, 96 p., 20.95 $