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Le chauffeur

Dossier

Marie-Claire Blais a transformé ma vie d’écrivain. Normal que j’aie rêvé de la rencontrer pour lui parler de la place qu’elle occupe dans ma vie de souffleur de mots.

Je débarquais à Montréal, pour des études en littérature, en 1965. J’avais dix-neuf ans et ne lisais que des écrivains étrangers. Particulièrement Dostoïevski et Tolstoï. J’étais convaincu de devoir apprendre la langue russe pour devenir un véritable écrivain.

Et il y a eu Une saison dans la vie d’Emmanuel. Tout le monde en parlait. J’ai lu ce roman, l’ai lu et relu. Ce fut la foudre qui dégringole dans la cheminée. Marie-Claire Blais me ramenait dans ma famille en me traînant par l’oreille pour punir l’enfant récalcitrant que j’avais été. Grand-mère Antoinette, c’était ma grand-mère Malvina et Jean Le Maigre était mon cousin tout écrianché dans son corps et qui toussait creux. Mon père pratiquait aussi l’art de disparaître dans les aquarelles de l’automne pour ressusciter à la fonte des neiges.

Marie-Claire Blais me donnait le droit d’écrire sur mon village. Je pouvais essorer tous les secrets de ma famille et les épingler sur la corde à linge. J’avais le droit de décrire les excès de mes frères, raconter les disparitions de mes tantes dans leur maison sans fenêtres et les rages de mes oncles qui voulaient abattre les piliers du ciel à grands coups de hache. Sans Une saison dans la vie d’Emmanuel, je n’aurais jamais écrit La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace.

Et elle m’a fait me tourner vers les écrivains du Québec. C’était facile de lire toutes les nouveautés en 1965. À peine une trentaine de titres par année. Cela allait changer, bien sûr, avec la Révolution tranquille. On a fini par écrire plus que l’on ne pouvait lire dans une année avec les cours de création littéraire qui se multipliaient comme des petits Joe Louis dans les collèges et les universités. C’est ainsi que je suis devenu disciple de Victor-Lévy Beaulieu, mon premier éditeur, de Roch Carrier, Gilles Archambault, Jacques Poulin, Suzanne Paradis, Noël Audet, Gabrielle Roy et Paul Villeneuve. Je les lisais en cherchant la cadence, le rythme idéal pour mes textes qui n’arrivaient jamais à garder leur équilibre. Je connaissais la destination, mais ne trouvais jamais le chemin pour m’y rendre. J’étais têtu et patient. J’avais appris à l’église en récitant les litanies jusqu’à ne plus sentir mes genoux pendant le carême.

Quand je suis devenu président du Salon du livre du Saguenay — Lac-Saint-Jean, j’y ai invité Marie Claire Blais. C’était en 1996, trente et un ans après la parution d’Une saison dans la vie d’Emmanuel. Elle avait publié l’année précédente Soifs, un texte aventureux qui deviendrait l’architecture d’une fresque unique dans la littérature contemporaine. Ici comme ailleurs dans le monde. En janvier 2018, elle a fait paraître le dixième tome de cette série dense comme du chiendent. Près de 3000 pages qui vous laissent au bord de la défaillance comme après un marathon.

À sa présence au Salon en 1996, j’avais cependant posé une condition: je serais le chauffeur attitré de madame Blais pendant son séjour au Saguenay — Lac-Saint-Jean.

Vacances en famille

J’ai passé l’été précédent sur une plage du lac Saint-Jean, les orteils dans le sable, à relire l’œuvre de Marie-Claire Blais. De La Belle Bête paru en 1959 jusqu’à Soifs. Plus ou moins dix-sept livres et quelque 2 000 pages de texte, l’aventure d’une vie. Je lisais devant les mouettes qui se demandaient si je n’étais pas en train de me changer en Liseuse de Fragonard ou en Lecteur de Daumier.

J’ai vécu en état d’ivresse pendant tout le mois de juillet et le mois d’août, me droguant à la prose de Marie-Claire Blais, jours de canicules ou d’orages. Peu importe les nuages et les merles, les vents et les bougonnements du tonnerre.

Quel plaisir de découvrir l’écrivaine dans ses premiers pas, de m’attarder dans les grandes renverses que sont Les manuscrits de Pauline Archange. Je crois bien que c’est avec ce livre-là que j’ai commencé à faire de l’arythmie cardiaque. Et que dire d’Un joualonais sa Joualonie dont on ne parle jamais. Madame Blais prend position sur la langue du Québec et se moque un peu de la croisade de Gaston Miron. Un roman abasourdissant qui m’a fait me sentir comme un cabochon ou un cassé. Quelle audace! Il fallait avoir du courage pour écrire un tel roman en 1973. Et toutes les avancées et tous les reculs, les hésitations qui mèneraient à son œuvre la plus importante, cette série qui s’amorçait avec Soifs, cette grandiose symphonie avec si peu de points et de virgules.

L’écrivaine y fait éclater les corsets de la phrase, elle rive le clou à la ponctuation et plonge librement dans les remous de la langue française. Elle se permet toutes les dérives pour se pencher sur les failles de l’Amérique, décrire les souffrances, les errances, les obsessions, les peurs et la décadence peut-être de la plus grande puissance militaire de la planète. Un monde où les personnages cherchent désespérément une oreille et un peu de chaleur dans les bras d’un semblable. Nous culbutons dans la détresse et l’enchantement. Petites Cendres, Mai, Rebecca et Augustino sont devenus mes frères et mes sœurs.

Danse du lecteur

Et après avoir survécu à mon marathon de lecture, un peu amaigri, mais bronzé comme une statue de Rodin, j’ai enfilé mon plus beau jean et ma chemise de coton écru pour me présenter devant l’écrivaine. C’était un jour de fin septembre avec de la gouache partout dans les arbres. Elle si discrète, si attentive et moi qui parlais comme le moulin à paroles de Robert Lepage pour cacher ma nervosité. On ne rencontre pas son idole sans faire un fou de soi.

Nous avons d’abord pris la direction de Chicoutimi dans ma vieille Toyota. Elle avait quinze ans et toussotait un peu dans les montées, mais dans les descentes, elle était comme neuve. On nous attendait au cégep dans une classe de français animée par Alain Dassylva. Pour la circonstance, mon ami professeur et indomptable lecteur avait loué un tuxedo pour accueillir celle qu’il considérait comme la plus grande écrivaine du Québec. Ce fut mémorable. Comme si madame Blais faisait son entrée à l’Académie française. Il ne manquait que l’épée, le tricorne et les rides. Elle ne savait trop comment réagir devant ces adulations. Elle a lu un extrait de Soifs, une seule phrase, avant de se livrer aux questions des étudiants que l’ami Dassylva avait bien mitonnés. Ce fut un moment de grâce. Le professeur irradiait et j’avais envie de me livrer à la danse du lecteur pour attirer sur elle toutes les reconnaissances et le prix Nobel.

Extase

Et il y avait la rencontre au collège de Saint-Félicien. Pour s’y rendre depuis Saguenay, il faut traverser nombre de villages tout en contournant le lac Saint-Jean par la gauche. Une heure et demie de route pour aller et autant pour revenir. Je frétillais et avais juré de ne pas faire d’excès de vitesse. Faut dire que ma fidèle Toyota s’opposait à ce genre de témérité.

J’étais tellement énervé que j’ai parlé sans respirer de Larouche à Roberval. Un record en apnée. Je sautais d’un roman à l’autre, saluais ses personnages. Pauline Archange était une de mes cousines de Girardville et je répétais que l’on retrouvait dans ce triptyque tout Michel Tremblay en mieux. Je riais avec son poète Papillon et j’étais convaincu d’avoir croisé Mimi, Jean-François et Dany à la Taverne Cherrier où j’ai fait de longs stages d’apprentissage pendant mon séjour de sept ans à Montréal.

Elle a été patiente, compréhensive, surprise certainement, effa-rouchée devant tant d’exubérance. J’imagine qu’elle avait l’habitude des exaltés qui ne peuvent s’empêcher de brasser tous leurs mots dans un grand chaudron.

Je devais retrouver Marie-Claire Blais en 1999, au Salon du livre de Paris où le Québec était l’invité d’honneur. Quand je me suis avancé vers elle lors d’une cérémonie où tout le monde portait un sourire empesé, tenant une coupe à moitié remplie, elle a penché la tête et m’a présenté comme son chauffeur à une amie. Ce fut le plus beau compliment que j’ai reçu de ma vie. J’étais adoubé. Rien qu’à y penser, j’en frissonne encore. ♦

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