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Le capitalisme est fallacieux

Le capitalisme est fallacieux

Inutile d’avoir lu Marx pour traverser le pavé de Gavin Walker, car si son essai s’inscrit dans un panthéon de philosophes européens issus de la théorie critique, il resémantise le capital en montrant les traces de son dehors.

Essai

Inutile d’avoir lu Marx pour traverser le pavé de Gavin Walker, car si son essai s’inscrit dans un panthéon de philosophes européens issus de la théorie critique, il resémantise le capital en montrant les traces de son dehors.

Un lectorat grappilleur

Gavin Walker est professeur au Département d’histoire de l’Université McGill. Il s’intéresse à la théorie critique ainsi qu’aux enjeux entourant le capitalisme, le nationalisme et les figures de la subjectivité politique. Si cette notice biographique présuppose une posture d’autorité, je l’invoque plutôt pour présenter, à un espace littéraire francophone, une figure anglo-québécoise qui aura été portée à notre attention par Lux éditeur, dans une traduction de Jonathan Martineau. Je mobilise aussi cette notice pour déclarer mon imposture, et inviter le lectorat illégitime (non spécialiste) à clamer haut et fort son droit d’accès à des textes ardus, conceptuels; de ceux que l’on qualifie d’exigeants, de touffus, de jargonneux. Contre le postulat voulant que les travaux théoriques soient indigestes – et qu’il soit risqué d’en parler –, je revendique la posture d’un lectorat grappilleur, glaneur; un lectorat miroir renvoyant aux expert·es la portée relative de leur parole, de leurs idées.

Du dehors du dedans au dehors du dehors

Marx et la politique du dehors se déploie en cercles concentriques, en un réseau de lectures croisées. On y retrouve des noms scintillants, des figures phares, comme Michel Foucault, Theodor W. Adorno, Louis Althusser, mais aussi Alain Badiou, Étienne Balibar, Gilles Deleuze ou encore le très singulier Slavoj iek. La prémisse est simple: selon une relecture de Marx (les présupposés du matérialisme historique), comment penser la porosité entre le sujet et son placement dans l’organisation socioéconomique? De quelles façons repenser cette porosité qui fait problème, voire écran? Cet essai, par un travail de la pensée moins historisant que philosophique, indique que nous commettrions une double erreur dans notre délimitation du réel – erreur entretenue par la logique même du capital. Il y aurait l’intérieur du capitalisme, sa nécessité propre fondée sur le principe d’accumulation, et son dehors, situé avant ou après lui. N’ayant jamais connu autre chose que le dedans de ce système idéologico-économique, nous ne pourrions nous représenter ce dehors qu’en éprouvant à son sujet une sorte de nostalgie ou un désir passif d’un «autrement» utopique. Or, ce livre, contre l’idée que le capitalisme pourrait s’effondrer de lui-même, ou qu’un simple sabotage saurait en venir à bout, resémantise le capital en rappelant qu’il est moins une chose qu’un réseau de relations productives. En cela, il faudrait revisiter nos manières de nous penser en tant que sujets, partis, système, dehors. Comme Walker le formule si bien, il s’agirait de dévêtir le capital de son «costume d’intériorité pure» afin non pas de le dire faillible, mais de plonger dans la faille du sujet, seule porte de sortie possible, précisément parce qu’elle indique, par son être même, le caractère fallacieux du capitalisme:

C’est ainsi qu’il [le capital] fait son numéro: il prend les conditions qu’il a lui-même posées pour ensuite les présenter rétroactivement comme les préalables nécessaires à son propre déploiement.

Une invitation à aller jouer dehors

Ce livre foisonnant et quelque peu labyrinthique n’abandonne jamais ses lecteur·rices. Un grand souci traverse les onze chapitres de cet opus théorique, qui tire son coup d’envoi d’une double caractérisation du dehors, héritée de la théorie marxiste et de la pensée critique contemporaine. Le premier dehors serait lié à la structure sociale, à la matière du monde incluse dans le système socioéconomique sans en être issue: la force de travail, les fruits de la terre, la caractérisation des corps. Le second dehors renverrait à l’espace de la pensée, au geste de mise à distance du monde, qui est la condition de possibilité d’une politique de la théorie. L’objectif assez ambitieux de l’ouvrage est de permettre le dépassement conceptuel des vieilles ritournelles de la théorie politique, ses déceptions, son cynisme, ses lubies, en vue de dialectiser des binarités devenues infécondes (bourgeoisie/prolétariat; sujet/non-sujet; culture/économie) et de provoquer le surgissement de «nouveaux antagonismes». En somme, selon Walker, il y aurait non pas une intériorité pure, une plénitude de l’être, et un dehors à changer, mais bien une contiguïté entre cette chose «inusuelle» qu’est le sujet, son positionnement dans l’espace matériel et son pouvoir de symbolisation (d’engagement).

Marx et la politique du dehors nous donne à penser la prise que permet la position dans le monde – position qui, pour l’heure, revêt les atours d’une démocratie capitaliste, mais qui ne saurait résister à une mise en procès. L’essai nous invite à aller jouer dehors, si par là nous comprenons que le jeu commence à l’intérieur de soi.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Gavin Walker
Traduit de l'anglais (Canada) par Jonathan Martineau
Montréal, Lux
2022, 456 p., 34.95 $